Selon les plus lucides d’entre nous, tous les voyants sensés mesurer les paramètres de l’environnement sur Terre sont au rouge et, si ça continue comme ça, à n’en pas douter, ça va finir mal. Bien sûr, il y en a que toutes ces données n’inquiètent pas du tout mais, le plus souvent, ces mêmes personnes pensent que Donald Trump est un chic type qui pourra rendre sa splendeur au États-Unis… En d’autre terme, la lucidité s’impose comme la seule position possible. Or elle ne le fait pas sans produire un inquiétant effet de sidération : les histoires d’emballement conduisant au grand crash global de la planète, sans doute en avez vous déjà fait l’expérience après avoir vu un documentaire choc sur le sujet, ça nous coince dans l’impuissance. Pour en sortir, il faudrait pouvoir faire prise, la science-fiction peut nous venir en aide.
Exponentielles
S’il fallait représenter notre époque par une courbe, l’exponentielle ferait une bonne candidate. Qu’elle grimpe en flèche ou qu’elle pique du nez, cette fonction affole le graphique cartésien et semble faire exploser les limites de l’espace moderne par excellence.
Dans un article de 2015, des chercheurs ont représenté l’évolution entre 1750 et 2010 de vingt-quatre indicateurs portant sur le système terre et certaines tendances socio-économiques [ref] Steffen, W. Broadgate, L. Deutsch, O. Gaffney, C. Ludwig, « The trajectory of the Anthropocene: The Great Acceleration » in The Anthropocene Review, 2015, Vol. 2(1), p. 81-98. [/ref]. Émissions de CO2, de NOx, de CH4, acidification des océans, déforestation, mais aussi population, PIB, usage d’énergie primaire, construction de barrages ou encore tourisme international : dans la plupart des cas, ce sont effectivement des courbes de croissance d’allure exponentielle qui caractérisent ces phénomènes.
La juxtaposition de tous ces graphiques évoque l’image d’un tableau de bord. Peut-être celui du fameux « vaisseau spatial terre », ce véhicule cher aux modernistes technophiles à la Buckminster Fuller, qui concevaient notre planète comme une navette voyageant dans les immensités du cosmos telle une automobile dans les grands paysages américains [ref] À ce propos, voir par exemple R. Buckminster Fuller, Operating Manual for Spaceshift Earth (1969, 2008). Toute l’ambivalence de Buckminster Fuller se révèle dans le chapitre 4, intitulé « Spaceshift Earth » : on peut y lire à la fois une ode à la beauté et à la fragilité du système terre, capable de générer et de maintenir la vie à bord. Mais Buckminster Fuller déplore aussi que le vaisseau ait été fourni sans mode d’emploi… Aussi se réjouit-il que la science et la technique permettent désormais de le comprendre et le contrôler. Pour une vision plus nuancée de ce thème du vaisseau spatial préservant la vie, on se référera à l’excellent roman de K.S. Robinson, Aurora (2015) – l’un de ses meilleurs ! [/ref].
Mais ce serait alors un tableau de bord en plein affolement, dont tous les voyants clignotent en même temps comme pour alerter le pilote et les passagers d’une catastrophe imminente…
Fracas et silences
Il serait pourtant trompeur de s’attendre à une apocalypse à la Saint Jean – une fin généralisée, baroque, tonitruante. Il serait aussi illusoire d’en faire une énième version de l’eschatologie propre à l’apocalypse chrétienne : la fin du monde comme prélude à la révélation et l’avènement d’un Royaume à venir [ref] Sur la dimension eschatologique de l’apocalypse chrétienne, cf. E. De Martino, La fin du monde. Essai sur les apocalypses culturelles (1977, 2016), en particulier le chapitre 3. [/ref].
Il serait également trompeur de s’en référer à une métaphore du véhicule à deux doigts du crash – un accident unique, bruyant, fracassant, fascinant de morbidité, comme dans le roman éponyme de J.G. Ballard, où le choc fatal est porteur d’une puissante charge érotique [ref] Voir J.G. Ballard, Crash (1973, 2005). [/ref].
L’image du globe (et plus encore celle du vaisseau) sont trompeuses car elles suggèrent une fin soudaine et absolue. Or il serait plus productif de penser que ce sont des multitudes de mondes qui s’éteignent, laissant derrière eux des ruines plus ou moins dévastées. Par ailleurs, ces extinctions de monde[ref] Ou des arrêts de monde, pour reprendre l’expression de D. Danowski et E. Viveiros de Castro, « L’arrêt du monde » dans E. Hache, De l’univers clos au monde infini (2014, pp. 221-339). [/ref] ne se manifestent pas nécessairement par un grand fracas. Bien souvent, ils surviennent d’abord sur un mode silencieux – un silence sur lequel il faudra mettre des mots et qu’il faudra mettre en récit si l’on veut résister à ces extinctions et apprendre à vivre dignement dans les ruines laissées derrière elle par la modernité industrielle.
Silencieux et difficilement détectable, l’empoisonnement des terres et des vivants par les polluants chimiques [ref] Cf. le best-seller de R. Carson, Silent Spring (1962). [/ref]. Silencieuses et mystérieuses, les morts provoquées par les « brouillards toxiques », coproduits de l’activité industrielle [ref] Zimmer, Brouillards toxiques. Vallée de la Meuse, 1930, contre-enquête (2016). [/ref]. Invisibles les composants radioactifs qui ne se contentent pas d’attaquer le substrat biologie de la vie mais aussi « les esprits et les âmes […] [en les] privant de leur force »[ref] Collectif, Fukushima et ses invisibles. Cahiers d’enquêtes politiques (2018), p. 31-32. [/ref]. Silencieuse, l’extinction des espèces animales induite par les changements climatiques et les catastrophes environnementales qui tuent littéralement dans l’œuf les possibilités de régénération de la vie :
« en cette ère de combustibles fossiles, on peut détériorer l’habitabilité de la planète […] en minant la capacité des géniteurs à se reproduire et en créant des conditions de plus en plus hostiles aux œufs, aux larves, aux fœtus et aux nouveaux-nés. Le résultat n’est pas un tas de cadavre, juste un grand vide. » [ref] Klein, Tout peut changer. Capitalisme et changement climatique (2014, 2015), p. 490. Je souligne. [/ref]
Silencieuse la terre elle-même, rendue muette par la relégation au second plan de la perception et des sens. Pour le philosophe David Abram, la relation de solidarité avec la terre et les pratiques de soin qui permettent de préserver ses capacités régénératrices se serait brisées avec l’avènement d’un « mode d’appréhension qui déprécie la réalité sensible, qui dénigre l’ordre visible et tangible des choses au nom d’une sorte de source d’absolu, censée exister au-delà, ou en-dehors, du monde corporel »[ref] Klein, Tout peut changer. Capitalisme et changement climatique (2014, 2015), p. 490. Je souligne. [/ref]. Le rationalisme, la pensée moderne, l’eschatologie ont ainsi oblitéré des connaissances issues de l’expérience directe et de la familiarité avec le terrain. Une fois transformée un simple réservoir de ressources passives à exploiter[ref] « L’objet de l’industrie est l’exploitation du globe, c’est-à-dire l’appropriation de ses produits aux besoins de l’homme », dixit Saint-Simon (Doctrine de Saint-Simon, tome 2, Paris, 1830, p. 219, cité par C. Bonneuil et J.B. Fressoz, L’évènement anthropocène. La Terre, l’histoire et nous (2013), p. 10.). [/ref], la terre s’est tue.
La terre fracturée
Dans la dernière trilogie de l’auteure N.K. Jemisin, Les livres de la terre fracturée[ref] N.K. Jemisin, La cinquième saison (2015, 2017), La porte de cristal (2016, 2018), Les cieux pétrifiés (2017, 2018). [/ref], le lecteur est immergé dans un monde de fiction où la terre, loin de se taire, a au contraire tendance à se déchaîner brutalement.
Le principal continent de cette planète, le Fixe, est constamment agité par une importante activité sismique. Les tremblements de terre réguliers entraînent des catastrophes diverses affectant profondément les milieux de vie : éruptions volcaniques, nuages de cendres, émanations sulfureuses toxiques, etc. Certains de ces événements ont une telle magnitude qu’ils plongent la plus grande partie de la planète dans une période trouble, pouvant durer plusieurs décennies. Cette période est appelée la cinquième saison.
Les cinquièmes saisons sont prises très au sérieux par les habitants du Fixe. La préparation des conditions de survie en cas de catastrophe occupe une place importante dans leurs cultures et leurs organisations sociales : constitution de réserves de vivres et de ressources de base (chaque habitant possède son sac de survie, contenant le nécessaire pour faire face à des conditions difficiles et prêt à être emporté précipitamment) ; division du travail par castes (y compris pour la reproduction) ; regroupement sous forme de petites communautés isolées qui affrontent en autarcie les périodes difficiles ; apprentissage précoce des réflexes de survie et d’une morale survivaliste (en saison, l’individualisme est de rigueur) ; développement scientifique assez poussé et presque entièrement axé sur les sciences de la terre (l’astronomie, par exemple, est considérée comme une pseudo-science, au contraire de la minéralogie, de la lithologie, de la chimie ou de la géologie, qui ne forment sur le Fixe qu’une seule discipline dont les geomestres sont les dépositaires officiels).
Il y a également un trait plus spécifique propre à cet univers romanesque : certains habitants du Fixe sont capables de contrôler dans une certaine mesure l’activité sismique. Ils disposent d’un organe sensitif (les valupinae, situées dans le tronc cérébral) qui les rend particulièrement sensibles aux mouvements du sol. On dit qu’ils peuvent les valuer. Plus que les percevoir, ils peuvent même partiellement les canaliser et redistribuer les forces en action. Cette faculté nécessite toutefois un bon entraînement, sans quoi les Orogènes (c’est ainsi qu’on les désigne officiellement) risquent d’être dépassés par les forces qu’ils manipulent et provoquer ainsi de plus grosses catastrophes encore – point de salut rédempteur par une forme de géo-ingénierie dans cette histoire : les forces géographiques ne se laissent jamais contrôler de façon tout à fait prévisible et sans contre-partie…
C’est pourquoi les Orogènes sont activement recherchés par une organisation para-militaire centralisée (le Fulcrum) qui se charge de leur entraînement et les utilise ensuite pour protéger des zones sensibles du territoire ou pour mener à bien des travaux de génie militaire et civil (déblayer des rochers qui obstruent l’entrée d’un port, par exemple). C’est pourquoi également les Orogènes font l’objet d’une ostracisation marquée par la majorité des autres habitants (qui les appellent péjorativement les gêneurs), se traduisant par des formes de violence et de brutalité pouvant aller, dans les cas extrêmes, jusqu’au meurtre. Toute ressemblance avec le climat politique ambiant serait, bien entendu, purement fortuite.
L’univers dépeint par Jemisin dans ces trois volumes est dur et parfois même suffocant. Il offre néanmoins des éléments de réflexions qui s’inscrivent dans une réflexion plus globale sur la façon d’habiter des mondes en ruine et des catastrophes environnementales [ref] Cf. A.L. Tsing, The Mushroom at the End of The World. On the Possibility of Life in Capitalist Ruins (2017). A.L. Tsing (ed), Arts of Living on a Damaged Planet: Ghosts and Monsters of the Anthropocene (2017). Voir aussi B. Stoetzer. « Ruderal Ecologies: Rethinking Nature, Migration, and the Urban Landscape in Berlin » Cultural Anthropology 33, n° 2 (2018): 295–323 (merci à T. Drumm de m’avoir signalé cet article). [/ref]. À sa façon, il « fabrique de l’espoir au bord du gouffre » (quand ce n’est pas déjà au fond de celui-ci) [ref] Cf. I. Stengers, à propos de D. Haraway, « Fabriquer de l’espoir au bord du gouffre » in Collectif, Penser à gauche. Figures de la pensée critique aujourd’hui (2011). [/ref]. Malgré que rien ne les y incite, les personnages parviennent parfois à déjouer la logique atomiste qui prévaut quand survient une cinquième saison. Ils se montrent parfois capables d’inventer les agencements hybrides et les alliances improbables qui leur permettront de conjurer les effets de la catastrophe. À d’autres moments, confrontés à des infrastructures d’un temps ancien dont ils ont hérité (une ville souterraine), les habitants doivent bien trouver les manières de se réapproprier un monde dont ils ont été dépossédés. Ils s’engagent, en tâtonnant, dans des pratiques de soin, d’entretien et de réhabilitation du monde.
On pourrait encore citer un passage du deuxième volume où une Orogène, particulièrement affûtée et aidée par une autre Orogène, parvient à valuer le sol avec une sensibilité extrême. Sa compréhension du monde minéral s’élargit tout d’un coup et elle prend conscience de la « vitalité » de certaines roches :
« vous vous retrouvez dans le substrat cristallin de la géode, vous en traversez la coquille, vous vous enfouissez dans la roche environnante, où votre flot épouse les courbes et les déformations de l’antique pierre froide. […] Mais. Mais. Ah ! C’est si facile à voir maintenant. La magie. […] merveille des merveilles ; car vous ne vous étiez pas rendu compte auparavant que la roche recelait de la magie. Elle est pourtant bien là, voletant entre les particules infinitésimales de silice et de calcite […]. Attendez. Non. Entre les particules de calcite, spécifiquement, bien qu’elle touche aussi la silice. C’est le calcite qui la génère, dans les inclusions du calcaire. À un moment, il y a de cela des millions de milliards d’années, sans doute la région tout entière disparaissait-elle sous un océan ou, peut-être une mer intérieure. Des générations de vie marine y sont nées, y ont vécu et y sont mortes, avant de se déposer au fond de l’eau en couches de plus en plus compactes. » [ref] N.K. Jemisin, La porte de cristal, p. 401-402. [/ref]
On peut évidemment laisser ce passage pour ce qu’il est en effet : un simple extrait d’un livre de SF/fantasy, très éloigné des exigences d’exactitude propres à la science. Mais on peut aussi se demander si la dimension « magique » que l’Orogène attribue à la roche ne serait pas une piste valable pour renouer avec une compréhension plus sensible d’une terre qu’il s’agit de penser autrement que comme une simple ressource matérielle à exploiter [ref] Le calcaire, en l’occurrence, qui est effectivement constitué du dépôt d’anciens organismes marins, est l’un des principaux ingrédients du ciment, un matériau dont la production contribue grandement à la production de gaz à effets de serre. R. Heede, « Tracing anthropogenic carbon dioxide and methane emissions to fossil fuel and cement producers, 1854–2010 », Climatic Change (2014) 122:229–241. [/ref].
Plus largement, on pourrait relier ce passage à des propositions formulées par la politologue Jane Bennet dans son ouvrage Vibrant Matter, a political ecology of things (2010). Elle y propose en effet de rompre avec des ontologies qui affirment la supériorité de l’humain sur le reste des vivants et de l’inorganique. Se basant à la fois sur des développements de la physique et d’une certaine tradition philosophique, elle met en avant la notion de « vibrant matter », pour tenter de « théoriser une vitalité intrinsèque à la matérialité en tant que telle et détacher la matérialité des figures du passif, du mécaniste »[ref] Benett, Vibrant matter, p. xiii. Ma traduction. [/ref]. Plutôt que d’en faire des domaines complètement étanches les uns aux autres, le vivant et la matière sont placés sur un même continuum. De fait, la roche calcaire valuée ici par l’Orogène n’est pas si éloignée du monde vivant puisqu’elle était autrefois du vivant[ref] Au fond, toute la modernité « thermo-industrielle » pourrait être résumée par sa tendance à extraire pour les brûler ces dépôts de vie ancienne : le calcaire dans les fours à ciment, le charbon dans les centrales électriques et les hauts-fourneaux, le pétrole dans les moteurs, etc. [/ref].
Faire prise
Le point commun entre ces romans de SF, ces propositions de philosophie politique et bien d’autres récits encore, est d’ouvrir des pistes prometteuses pour repenser les conséquences de l’affolement des compteurs et de la tournure exponentielle des tendances qui affectent les mondes terrestres.
En d’autres mots, ils aident à faire prise sur ces courbes exponentielles.
Car non seulement celles-ci flirtent avec une verticalité de plus en plus vertigineuse et déstabilisante (avec l’asymptote comme figure de l’anéantissement ultime…) mais elles sont en outre particulièrement lisses. C’est aussi par manque de rugosité qu’elles peuvent susciter des sentiments de paralysie plus ou moins teintés de sidération fascinée.
En prenant le risque d’introduire une figure quelque peu inattendue, il est possible que les grimpeurs, ces arpenteurs des milieux rocheux verticaux, aient quelque chose à dire sur cette question de la prise.
D’abord, parce qu’ils pratiquent des milieux où se rencontrent de façon palpable les temps longs de la géologie (la discipline qui a initialement donné naissance à la notion d’anthropocène) et l’urgence des transformations sociales et environnementales actuelles[ref] À ce propos, cf. par exemple les activités d’un programme de recherche monté par l’École Supérieure d’Art d’Annecy et le Centre de la photographie de Genève : L’effondrement des Alpes – Inventer un nouveau patrimoine. Partant du constat que la fonte du permafrost entraîne des éboulements de plus en plus fréquents dans l’arc alpin, le projet propose de travailler ce phénomène comme « un objet dont on hérite et avec lequel on apprend à vivre ». [/ref].
Les rochers sont généralement le fruit d’un travail géologique qui s’étale sur des durées d’une longueur difficile à conceptualiser. Les tours de grès rose du Palatinat, par exemple, bien connues des grimpeurs amateurs de terrains épicés, datent du Trias inférieur, une époque (au sens géologique du terme) où gambadaient les premiers dinosaures. Mais on grimpe aussi dans des lieux qui sont d’une certaine façon beaucoup plus récents, de purs produits s’il en est de la modernité industrielle. De tels lieux disent quelque chose de notre époque (au sens non strictement géologique du terme [ref] Dans son livre The Earth After Us. What legacy will human leave in the rocks ? (2008, p. 155) le géologue J. Zalasiewicz se demande si, d’un point de vue géologique, la notion d’anthropocène finira par désigner un age, une période ou une ère… C’est le degré des transformations actuellement à l’œuvre qui déterminera, rétrospectivement (et à condition qu’il reste encore quelqu’un ou quelque chose pour jeter ce regard rétrospectif…), l’ampleur des conséquences. [/ref]). C’est le cas – un exemple parmi tant d’autres – des anciennes carrières d’ardoise de Dinorwic, au Pays de Galle.
Ces carrières à ciel ouvert ont été excavées au 19e siècle (la roche en tant que telle est évidemment beaucoup plus vieille que ça). Le paysage tel qu’on peut le parcourir aujourd’hui est donc le résultat relativement récent d’un siècle et demi d’extraction intensive. À Dinorwic, la production s’est officiellement arrêtée en 1969, notamment parce que l’industrie commençait à succomber sous ses propres déchets. De fait seuls 5 à 10 % des roches extraites deviennent des produits finis. Le reste constitue des décombres dont l’amoncellement confère à ces sites une dimension paysagère plutôt impressionnante – et passablement dangereuse lorsque ces montagnes artificielles s’éboulent sur les travailleurs. Difficile de ne pas ressentir tout cela lorsqu’on s’immerge dans de tels sites. Une impression qui se renforce lorsque, par mégarde, un morceau de rocher se dérobe sous le grimpeur : étrange sensation que de chuter sans avoir lâché prise…
Ensuite, tout qui arpente les milieux verticaux sait que pour progresser, il s’agit précisément de faire prise. Non pas la prise à n’importe quel prix – celle de l’alpiniste conquérant d’abord intéressé par la perspective de fouler en premier un sommet resté vierge, quitte à tracer sa voie à coup de marteau et de perforateur sur accus. Plutôt la prise de la grimpeuse de dalle, celle qui progresse sur une surface inclinée positivement mais exempte de préhensions franches, et qui doit faire preuve d’imagination, de confiance et d’une présence complète dans l’action pour composer avec le rocher :
« sur ce mur de granit lisse, les prises de pied n’en sont pas réellement. Elles apparaissent grâce à la foi et la folie du grimpeur. Cette magie qui naît soudain de l’absolue conviction qu’une solution existe. Si je me dis « ceci est une prise de pied », cela en devient une. Jusque-là, la prise n’existait pas réellement mais si j’y crois, je la révèle ! Pour l’instant, elle n’a de vie que dans mon esprit, il s’agit maintenant de pousser dessus, de la faire naître. »[ref] Bodet, À la verticale de soi (2016), p. 276. [/ref]
Contre le sentiment de paralysie que peut susciter le crash à venir d’un vaisseau en perdition, l’engagement dans l’action passerait donc par la capacité à faire naître des prises dans une roche et une terre (re)devenues vivantes ? Peut-être bien…