6h23, annonce le cadran lumineux de mon réveil-matin. J’émerge des couvertures. Tends d’un geste las ma main vers le téléphone posé sur la table de nuit, dont les vibrations me parviennent encore plus nettement que la mélodie sirupeuse me servant d’alarme. Je le ramène au chaud vers moi, et coupe la sonnerie d’un rapide swipe du pouce vers la droite. Le rétro éclairage de l’écran aveugle mes yeux encore engourdis par le sommeil. Je me lève. J’avance dans le noir, à l’aveugle. Je bois un peu d’eau, sans même m’encombrer d’un verre, en m’abreuvant directement depuis le robinet de la salle de bains. Et puis je m’assieds sur mes toilettes, exposant mes fesses engourdies au froid matinal de la planche en plastique. Mon téléphone n’a depuis pas quitté ma main gauche. J’essaie de retarder au plus tard le moment de me connecter. Mais c’est plus fort que moi. Je rapproche le smartphone de mon visage ; la lumière qu’il projette me fait déjà moins mal aux yeux. Je renseigne mon code à huit chiffres pour déverrouiller l’écran. A la troisième tentative, j’y arrive enfin. Je me connecte au Wifi. Le téléphone s’agite, en quelques secondes, de petits soubresauts qui pourraient paraître chaotiques à des oreilles inexpérimentées. Cinq vibrations, précisément. Cinq notifications, imparables, précises, chirurgicales. Cinq messages. Dont un mail, un seul, reçu à 2h01 du matin. BELGIQUE : QUELQUES JOURS POUR ÉVITER UN NOUVEAU TCHERNOBYL. Au loin, je crois entendre des sirènes de pompiers.
Je swipe vers la droite. Le message disparaît de l’écran d’accueil. Je réalise un peu tard que je n’ai pas besoin de chier. Mais je reste assis, le cul coincé au milieu de la planche, et me connecte sur Facebook. La page se charge lentement. Mon regard, déjà rivé vers la partie supérieure de l’écran, anticipe l’apparition de l’incontournable bande bleue. J’attends surtout du rouge. Je cherche du rouge. Mais il n’y en a pas. Pas d’ajout d’ami. Pas de messages. Pas de notifications. Je scrolle le fil d’actualité d’un œil paresseux. COMMENT VIVRE EN ÉTANT CONSCIENT DE L’EFFONDREMENT DU MONDE ?, s’interroge Télérama, illustrant la question d’une image représentant une terre à ce point aride et morcelée qu’elle donne l’impression d’être sur le point d’éclater en mille morceaux. Je regarde attentivement l’image et suis pris de doute : l’illustration a-t-elle été photoshopée ? Je poursuis ma navigation, m’enfonçant plus profondément dans mon fil d’actualité. DÉCOUVREZ LA GÉNÉRATION DE DEMAIN, proclame Volkswagen en guise de réponse aux interrogations de Télérama. La solution : un véhicule aux formes arrondies et aux couleurs virginales. Sain. Épuré. Vert. Juste en dessous, je découvre que 21 de mes amis participent à l’évènement Facebook : la marche CLAIM THE CLIMATE !. D’autres ne sont pas allés plus loin que de marquer un intérêt. Une trentaine au total. Facebook m’informe des détails. Lieu : 2 décembre 2018, de 12:00 à 17:00. Brussel Noordstation. Météo : 5-9°C. Averses. Toujours assis sur la lunette des mes W.C., je me souviens.
Je m’étais rendu à Ostende pour une marche contre le réchauffement climatique. C’était il y a trois ans. On me l’avait proposé, lors d’une soirée. C’était loin, et j’avais dit oui, par facilité. La veille, je l’avais regretté. Nous avions pris le train depuis Liège. Un trajet de près de trois heures, durant lequel notre wagon avait été pris d’une agitation constante. Certains jouaient de la musique debout au milieu des rangées, d’autres circulaient de compartiments en compartiments pour donner ou vendre prospectus, tracts ou journaux. Parmi mon groupe, plus timoré, nous avions discuté, sagement répartis sur deux espaces attenants pour quatre voyageurs. Discuté de la manifestation d’abord. D’écologie, un peu. De choses personnelles ensuite. De films. De séries. Quand les sources de discussion avaient finies par se tarir au bout de moins d’une heure, chacun s’était subtilement replié sur lui-même. Tentant de dormir malgré le bruit. Contemplant les étendues vertes et vides à travers les vitres du train. Ou, comme moi, en lisant un livre. Notre première action, dès la sortie du train, avait consisté à remplir nos estomacs. Des centaines de manifestants prenant d’assaut les quelques sandwicheries disséminées près de la gare. Nous nous étions ensuite rassemblés de part et d’autre d’une large place, au bout du vieux port et de son effilement caractéristique de snacks et de marchands de poisson. Malgré le désordre, tous s’étaient répartis de manière très nette en fonction de leurs allégeances politiques et idéologiques. Verts d’un côté, rouges de l’autre, néerlandophones généralement séparés des francophones. Drapeaux. Mégaphones. Banderoles. Vestes. Écharpes. Casquettes. Autant de signes d’appartenance distinctifs. On m’avait proposé un pin’s vert, poliment refusé. Une bonne heure de discours des différentes factions, à mesure que la place se remplissait du flot ininterrompu des manifestants arrivant de la gare. Et puis, nous avions démarré la marche ; long flux de manifestants étendus sur des centaines de mètres, aussi bien devant que derrière moi. Sur la digue d’abord, vide de gens et d’animations durant ce mois de novembre. Un air de fin du monde, avec ces façades désagrégées contre lesquelles un mélange de vent et de sable venait se frapper ; ces larges avenues vides et énigmatiques, d’une froideur tout moderne, n’ayant rien à envier, aurait-on dit, aux décors des peintures de Delvaux. De temps en temps, une ombre se dessinait au travers des teintures bardant les fenêtres des immeubles résidentiels. Un corps. Un bras, entre le bout effiloché des draps et l’appuie de fenêtre. Une paire de jambes. Plus rarement, un visage, et lorsque cela arrivait, presque à tous les coups celui d’une personne âgée. Une femme, toujours une femme, généralement revêtue de ses fripes de ménagère, dans une pose invariable : coudes appuyés contre le rebord du vitrage, mains entourant son visage penché vers le spectacle inhabituel qui était en train de se jouer en contrebas de son appartement. Dans leurs expressions, de l’incompréhension. De la lassitude. Les quelques passants que j’avais rencontré sur la digue semblaient nous éviter comme la peste. La marée était basse, et nous étions enfin descendus sur la plage. Du reste, je ne me souviens plus, ou pas très bien. Un ruban, à dérouler sur plusieurs dizaines de mètres, de manifestant en manifestant, en formant une très longue ligne contigüe au rivage. Et puis, de remonter en direction de la digue, en courant d’un même élan. Ce ruban, métaphore de l’inéluctable montée des eaux, si l’on ne réagissait pas. C’est ainsi que s’était exprimé un manifestant que j’avais le soir même entendu lors d’un reportage. Une énorme vague. Un tsunami. Face à nous, les caméras des chaînes de télévision locales qui nous avaient filmés en train de détaler dans le sable dur typique de cette fin d’automne. Il avait fallu s’y reprendre plusieurs fois pour que la prise soit bonne.
Lorsque, il y a des années déjà, je me baladais sur les plages néerlandaises de mon enfance, j’avais pour la première fois aperçu des plateformes ancrées à quelques dizaines de mètres de la terre. De larges plateaux flottants sur lesquels étaient posées des machines qui, penchées dans l’eau tel des oiseaux occupés à s’abreuver, puisaient du sable à travers un large tuyau enfoncé dans les eaux noires de la Mer du Nord. Un large bruit d’aspirateur emplissait l’air. La substance sableuse des fonds marins recueillie par les pompes se trouvait expulsée à l’autre bout des entrailles de la bête mécanique vers la terre ferme, sous la forme de minuscules particules suspendues dans l’air. La première image qui m’était venue, tandis que j’observais ce spectacle inquiétant, était celle de ces geysers de pétrole du Midwest américain, déchargeant d’une manière si dramatique l’or noir si précieux de ces gisements souterrains. De petites pelleteuses se chargeaient ensuite d’accumuler les tas de sable en de gigantesques montagnes sur la plage quasi désertée. La mer gagnait du terrain, m’avait plus tard expliqué ma tante. Mètre par mètre, centimètre par centimètre, jour après jour, marée après marée. Il fallait donc rehausser les dunes, si nécessaires à la préservation de ces terres créées ex nihilo il y a plusieurs centaines d’années par l’ingéniosité batave. Pour la première fois de ma vie, j’avais réalisé que, peut-être, tout ce que je tenais pour acquis, et que j’avais toujours considéré comme éternel, connaîtrait un jour une fin. De mon vivant. C’était en 2012, je crois. 2012, fiction qui prévoyait pour sa part quelque chose de plus remarquable et de plus esthétique : des terres s’entredéchirant et aspirant dans leurs entrailles magmatiques des villes entières ; des vagues de centaines de mètres de haut engloutissant jusqu’aux massifs des montagnes les plus reculées. Une apocalypse tout en feux d’artifices. Un climax de fin. L’apothéose. Et puis, plus rien. En 2015, la seule vague déferlante que nous avions rencontrée était faite du ruban rouge que nous tentions péniblement de tenir entre nos mains tout en détalant à larges enjambées dans le sable de la plage d’Ostende.
Je regarde l’horloge de mon téléphone. Cela fait plus de quinze minutes que, l’esprit transporté à Ostende puis à La Haye, je me trouve cul nul sur la lunette de mes toilettes. RECORD DE TEMPÉRATURE : LE 6 NOVEMBRE LE PLUS CHAUD JAMAIS ENREGISTRE PAR L’IRM, titre d’un article de la RTBF partagé sur Facebook par une amie plutôt versée dans le combat écologique. Juste en dessous, la photo de quelques amis qui, tout sourire, sont réunis autour d’un barbecue dans leur jardin. #november #bbq #summer?. 77 likes. L’évènement CLAIM THE CLIMATE ! refait surface dans mon fil d’actualité. La petite option rectangulaire « Intéressé(e) » s’affiche en dessous. L’option « Participer », quant à elle, n’apparaît pas. J’hésite à appuyer de mon index. Je me connecte à la place sur un site d’actualité sportive. Les Lakers de Lebron James ont encore perdu un match. Mon téléphone vibre. Une seule fois. Un nouveau mail d’Avaaz. ILS NOUS TUENT À PETIT FEU.
Je ne l’ai pas encore ouvert. Je ne l’ouvre pas. Au lieu de ça, je clique sur l’onglet « Promotions » de ma messagerie. Des dizaines de milliers de message reçus, 13 755 précisément, depuis une période indéterminée. Immovlan. Autovlan. H&M Fashion News. Colruyt Info. Les Grignoux asbl. Ethias e-commerce. Je lance une recherche : Avaaz. IL VA SACCAGER L’AMAZONIE. SEULS DEUX ONT SURVÉCU. ADIEU MARSOUINS. AVANT QUE LA DERNIÈRE ABEILLE S’ÉTEIGNE. ÉTOUFFÉS PAR DU PLASTIQUE. NOUS POUVONS SAUVER PLUS DE VIES QUE JAMAIS. BALEINES EN DANGER. LA COURSE POUR SAUVER LE MONDE. ON NOUS MENT. LA PLANÈTE SE MEURT. FORETS EN DANGER. UNE PLAIE OUVERTE AU CŒUR DE L’AMAZONIE. CERCUEILS FLOTTANTS. LES SCIENTIFIQUES SONT DÉSESPÉRÉS. IL N’EN RESTE PLUS QUE 30. DU POISON SUR LES TOMATES. UNE QUESTION DE VIE OU DE MORT. 36H POUR SAUVER LES ABEILLES. SAUVONS LES TRISTES DAUPHINS. LE SOS DE 15 000 SCIENTIFIQUES. 48H POUR FAIRE PLIER LE PÉTROLIER. AVANT QUE LA DERNIÈRE ABEILLE NE MEURE. 30 MOIS POUR SAUVER LE MONDE. AMAZONIE : L’APPEL AU SECOURS. ILS NOUS TUENT À PETIT FEU. J’actualise mon fil. Deux amies ont partagé, à quelques minutes d’intervalle à peine, la page de l’évènement CLAIM THE CLIMATE !. Au-dessus, le même slogan : « J’peux pas ! Le 2 décembre j’ai climat ! ». Je rafraîchis le fil deux ou trois fois, et vois apparaître la même maxime sur le profil d’autres connaissances, avec quelques variations infimes. « J’peux pas ! J’ai climat ». « Je peux, j’ai climat ! ». « Le 2 décembre, je peux pas, j’ai climat ». Avant de reposer mon téléphone, je découvre que la SNCB offre un Green Ticket pour l’occasion. Cinq euros à peine, pour un aller simple vers Bruxelles. Moins cher qu’un trajet puisé sur mon Rail Pass. J’appuie finalement sur l’onglet « Intéressé(e) » de l’évènement CLAIM THE CLIMATE !. Ensuite, je me lève, remets négligemment mon short de pyjama, et tire la chasse.