Métamorphoses de la plage

Les bords de mer ont une histoire. Ils ont bien changé. Et – ce n’est plus une lubie d’écolo catastrophiste – ils pourraient même carrément disparaître…

18 décembre 2018

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Pour beaucoup, la plage est un rêve, une rêverie de béatitude et de repos, avec la mer éternellement recommencée, symbole d’éternité, avec ses bains, la communion avec l’eau, source de jouvence. La plage semble une bulle hors monde, le littoral, un espace sans histoire, au propre comme au figuré. L’estivant s’y retire du monde comme Robinson en son île. Pourtant, les bords de mer ont une histoire. Ils ont bien changé. Et – ce n’est plus une lubie d’écolo catastrophiste – ils pourraient même carrément disparaître. Du moins, tels qu’on les a connus, ou rêvés.

 

« Je me souviens du temps, où, avec une joie secrète, je prenais tous les jours une glace, tout était alors plus absolu et plus éternel. Les journées étaient longues à n’en plus finir, entités douées d’une vraie valeur et d’une vraie durée : la période des vacances était un vrai moment de la vie. Ce qui se passait était toujours un signe, tout prenait un sens pur et profond. » (Pier Paolo Pasolini, La longue route de sable, 1959)

 

Paul Morand, grand voyageur devant l’éternel, se désolait de « l’invincible monotonie » des stations balnéaires belges. Middelkerke, Westende, Nieuport, Blankenberghe, aucune ne trouvait grâce à ses yeux. Et de conseiller de délaisser la plage pour explorer l’intérieur des terres par les canaux, seule garantie de « retrouver le charme de la vraie Belgique »… J’ai pris son conseil à rebours, et gagné la mer depuis l’intérieur, en parcourant à vélo les chemins de halage ou les chemins du rail. Cachée derrière un rideau de béton, la mer, et sa plage, se découvre alors au terme d’escapades depuis l’Ommeland (l’arrière-pays), ses polders, ses pannes et ses criques. [ref] Les pannes sont des zones interdunaires humides, d’où la cité de La Panne tire son nom. Les criques (« kreken » en néerlandais) sont des sortes de petits lacs résultant d’anciennes transgressions marines. On en trouve encore quelques uns dans l’arrière-pays ostendais et, surtout, au nord de la province de Flandre orientale, dans la région dite du Meetjesland, dont elles sont devenues le symbole. [/ref] C’est donc depuis des gares plus ou moins éloignées de la Côte (Bruges, Lichtervelde, Ypres ou Poperinge) que j’ai enfourché ma bécane, à la recherche des plages de mon enfance. Non par nostalgie – je n’ai jamais été passionné par la mer, je ne sais d’ailleurs même pas nager… je préférais le calme des forêts ardennaises, où j’ai passé bien plus d’étés – mais pour mesurer combien le bord de mer n’est qu’une « Finis Terrae » [ref] Film muet de Jean Epstein, sorti en 1929, qui a pour cadre la Bretagne. L’expression « finis terrae » (limites de la terre) est à l’origine du nom de la région du Finistère. [/ref], la limite d’un paysage interrompu par la mer, un territoire fragile, en mouvement, soumis, comme tout autre, à de profondes transformations. Un paysage façonné par l’homme contre la mer, qui semble immuablement le menacer. Étriquée, notre bande côtière de 66 km a été surexploité, ce que dénonçaient déjà les écrivains de la Belle Époque, bien avant la massification du tourisme. Que deviennent les plages, à l’heure des dérèglements climatiques et de la montée des eaux ?

Première station : Ostende

Une voie verte dite « Groene 62 » mène à Ostende depuis Torhout. Soixante-deux comme feue la ligne de chemin de fer qui approvisionnait la « reine des plages » [ref] Titre qu’Ostende s’est arrogé depuis l’époque de Léopold II. Récemment, un consortium de journalistes, blogueurs et personnel d’agences de voyages ont répertorié les plus belles plages du monde. Ostende est entrée dans le « top 50 », grâce à de bons scores dans les catégories « beauté immaculée » et « qualité du sable et de l’eau »… (La Libre Belgique, 4 décembre 2018) [/ref] en plaisanciers français (elle partait d’Armentières), autant qu’elle approvisionnait, dans l’autre sens, le Nord de la France en ouvriers flamands. Pour la partie aménagée et cyclable, c’est vingt-deux kilomètres, avec une halte à Gistel pour rendre hommage aux kasseienvreters (bouffeurs de pavés, les anciens champions cyclistes flandriens), dans un charmant musée installé dans un ancien moulin. Passées les dernières criques, la piste vous lâche dans un coin plus industriel d’Ostende, où ne s’aventurent généralement pas les estivants. Tout ce qui concerne l’industrie se trouve d’ailleurs relégué à la périphérie, comme du reste dans la plupart des villes. C’est que l’origine de ce flamboiement industriel n’a rien de glorieux. On préfère oublier qu’Ostende fut aussi un port négrier… [ref] Il est aujourd’hui établi que « l’essor du capitalisme dans sa version mercantiliste est largement dû au commerce des esclaves, entre le XVe et le XIXe siècle, que les régimes coloniaux ont à la fois stoppé et « consolidé » à leur profit. La traite, activité risquée mais rentable, fut un facteur de développement économique. » (Gratia Pungu, « À la traîne, l’Afrique ? », in Politique, n°100 : « Peut-on sortir du capitalisme ? », p. 42). Cf. John G. Everaert, « Commerce d’Afrique et traite négrière dans les Pays-Bas autrichiens », in Revue française d’histoire d’outre-mer, 1975, n°226, pp. 177-185, et O. Pétré-Grenouilleau, « Les traites négrières, essai d’histoire globale », Gallimard, Paris, 2004. [/ref]

Passé ce reliquat du secteur secondaire, je (re)découvre finalement la « buveuse inassouvie de soleils sanglants », la « mer médicinale » dont « nous sommes tous sortis, soûlés de son écume », ainsi que la décrivait l’Ostendais James Ensor dans ses harangues emphatiques. On a peine à imaginer, aujourd’hui, qu’avant l’ère du tourisme, il n’y avait ici que quelques méchantes maisons de pêcheurs, dispersées dans les dunes, à l’abri des rafales du vent d’ouest. Avant que la bourgeoisie triomphante ne s’entiche d’iode et de coquillages et n’investissent les cités abasourdies du littoral, contraintes de se transformer en stations balnéaires. En 1888, le romancier Camille Lemonnier en dresse un portrait sans complaisance : « Les plages du Nord ont, en leur beauté un peu mélancolique, un si irrésistible attrait qu’on s’explique aisément leur vogue toujours croissante. C’est par milliers que les trains déversent à Ostende, pendant le temps des bains, les infirmités de la vieille Europe : tout un peuple languissant de femmes épuisées, de jeunes filles mangées par la chlorose, de travailleurs débilités accourt au grand médecin des flots. Telle est l’affluence que, aux chaudes journées de juillet et août, la digue ressemble à une fourmilière et qu’on a peine à se loger dans les hôtels. (…) Le haut monde, le high life, la fashion s’y donnent annuellement rendez-vous et y jettent sur le courant de la vie le prestige d’une sorte d’existence à grand orchestre. C’est la continuation du tourbillon qui entraîne au plaisir, dans les capitales, ceux qu’on appelle les favorisés du sort… » [ref] « La Belgique », Hachette, 1888. [/ref]

Deuxième station : Knocke

Au jeu des témoignages comparés, Knocke n’est pas en reste. Il est assez amusant de relire la description de la station d’avant la Belle Époque, quand elle n’attirait pas encore les foules huppées et qu’elle ressemblait davantage à un Far West interlope. Un guide de 1888 invite à ne pas trop s’attarder à Knocke : « Un groupe de maisonnettes étranges, collées contre la dune, suant la gêne et la misère comme les pauvres logis des banlieues populeuses. La sauvagerie de l’endroit, qui semble marquer la limite extrême des habitations humaines, y ajoute quelque chose de particulièrement sinistre. Cela sert d’abri à une population assez mal famée chez les douaniers et les gendarmes. » On peine à reconnaître l’actuel paradis des golfeurs (pas miniatures) et des conducteurs de 4X4. La ville du baron Lippens adore les rolex et les élections de « Miss Sports », mais déteste les frigo-box hollandais et les nudistes.

Le mouvement d’urbanisation du littoral belge s’est fait depuis son centre, Ostende. Les extrémités furent un temps préservées. À l’époque d’Émile Verhaeren, qui pestait contre ces espaces de plus en plus high-lifisés (on dirait aujourd’hui : gentrifiés), le train n’allait pas jusqu’à Knocke. « Non, Monsieur, non Madame, le train ne vous amène pas jusqu’à Knokke, il s’arrête à Heyst et, franchement, fassent Dieu et MM. les ministres que jamais il n’aille au-delà, car il faut que ce bourg, le plus caractéristique de tous les bourgs de la carte flamande, reste sauvage, demeure farouche, se maintienne hérissé ; que son peuple de rustauds conserve son originalité abrupte et tourne le dos – le grand dos carré des marins – à tous vos progrès bourgeois et bêtes, à toutes vos modes, peu en importe la couleur, fussent-elles fraise écrasée ou cuisse de nymphe émue. Et pourtant j’ai bien peur. Peut-être suffira-t-il qu’un ingénieur ou qu’un simple conducteur de ponts et chaussées passe par là, pour qu’il se mette aussitôt martel et pioche en tête et qu’il se jure de civiliser en moins d’un an toute cette superbe nature maritime. » N’en déplaise au poète, le train arrivera bientôt à Knocke. Les ingénieurs des ponts et chaussées aussi.

Comme bien des estivants venus de Bruges et Damme par les canaux et les polders pour trouver un peu de quiétude maritime, j’opte pour un chemin de traverse : passer le Zwin et gagner la Zélande par la mince piste qui longe les dunes. Là, les plages (Cadzand, Saint-Pierre – les huguenots wallons et français ont laissé quelques souvenirs linguistiques dans le coin –, Nieuwesluis, Breskens) paraissent plus « naturelles », il n’y aucune construction qui les séparent des dunes, comme c’est le cas avec le « Mur de l’Atlantique » à la belge, la ligne de barres d’immeubles de « style » Amelinckx qui s’étendent de manière quasi continue sur tout le front de mer. Pas de route qui longe la mer non plus, on accède aux plages de préférence en vélo, d’immenses parkings cyclistes sont disposés à chaque entrée. À l’étroit dans nos soixante-six kilomètres de bande côtière, de plus en plus de Belges s’en vont voir la couleur du sable du côté de la Zélande.

Pour retenir les plus branchés des plaisanciers, et au passage renflouer leurs caisses, les communes côtières n’ont rien trouvé de mieux de louer des espaces sur la plage à des exploitants de « beach bars » comme on les appelle en patois knockois, selon un concept importé de la Côte d’Azur. Depuis un an ou deux, le nombre de ces concessions censées « animer » la plage a explosé à la Côte, particulièrement à Knocke (24 des 60 répertoriés au printemps 2018), Cette privatisation de l’espace public de la plage n’est ni spécialement neuve, ni une spécialité locale. En Italie, sur la « longue route de sable » d’aujourd’hui [ref] Entre juin et août 1959, Pier Paolo Pasolini a parcouru tout le littoral italien au volant de sa Fiat Millecento, partant du Nord, de Ventimiglia, vers le Sud, pour remonter à Trieste. Un reportage pour la revue Successo était le prétexte à cette déambulation estivale. De cette traversée il publiera un carnet de route, « La lunga strada di sabbia », qui dessine le contour d’un territoire et d’une société en mouvement. Touriste parmi les touristes, passant parmi les passants. Pasolini traverse les villes balnéaires, sans cesse en mutation, dans lesquelles le paysage se transforme d’années en années, au gré des passages de touristes. [/ref], quand il y a une station balnéaire, la majeure partie de la plage est d’accès payant.

La plage vacancière des cartes postales des Trente Glorieuses a bien changé. De moins en moins « sauvage », de plus en plus « aménagée » : jeux pour enfants, clubs sportifs et autres bars de la plage. Les communes auraient déjà bradé la moitié de l’espace des plages, au grand dam des établissements de la digue, qui se demandent bien pourquoi il faut installer ces doublons concurrentiels à même le sable. Ces structures – mobiles, elles doivent être démontées l’hiver – font littéralement écran : visuel, elles encombrent la vue sur la mer ; sonore, on ne les imagine plus sans l’accompagnement musical en vogue ; haptique, elles protègent du vent – depuis toujours considéré comme le plus grand ennemi du plagiste – mais aussi du sable, et bien sûr du soleil. La Mer, c’est d’abord – et c’est ce qui fait son attrait – une nature sauvage qu’il faut nier, ou à tout le moins dompter, mettre à distance, dont il faut se séparer.

Jour de relâche dans les dunes

Jusqu’au début du siècle dernier, les dunes côtières constituaient un paysage ininterrompu. Aucun building n’arrêtait le regard. Tout allait changer après la construction de la route royale en 1933 et l’érection de centaines de buildings à appartements à vocation balnéaire. En conséquence, les dunes ont été coupées en morceaux de plus en plus petits. À l’heure actuelle, il ne subsiste plus que la moitié des 5.000 hectares originels. Le cordon dunaire est encore présent sur une trentaine des 66 km de côte. Depuis les années 90 et un décret flamand, on tente de préserver, ou du moins de « contrôler », ce qui reste du grignotage des étendues de sable par les promoteurs immobiliers. Les reliquats de dunes sont mis en « réserves naturelles ». Certains, très peu, sont même clôturés et interdits d’accès. Plus que la plage, les dunes sont le véritable paradis des enfants, parce qu’il y a moins de monde, qu’on peut s’y cacher, parce que la nature y semble plus sauvage qu’au bord de la mer. C’est un désert un peu moins minéral, un peu plus végétal, ouvert aux aventures et aux surprises pour les enfants, propice au pique-nique pour les familles, voire au sommeil, ce qui est impossible sur la plage. Quand j’étais petit, le Fort Napoléon d’Ostende était à l’abandon, les ruines des bunkers du Mur de l’Atlantique étaient librement accessibles dans les dunes, à Middelkerke ou à Westende. Simple fortification en béton brut, l’endroit paraissait merveilleux, y pénétrer était comme passer de l’autre côté du miroir d’Alice. J’attendais toujours qu’il n’y ait plus personne dans la dune, car c’est une expérience qui ne se partage pas.

La dune la plus haute de tout le littoral belge, le Hoge Blekker, est à Coxyde, près des ruines de l’abbaye des Dunes. Elle culmine à 33 mètres de haut. Du large, les marins voyaient briller son sommet, d’où son nom, blekken signifiant « briller, scintiller » en dialecte. Le Hoge Blekker est une dune mouvante qui a parcouru une grande distance au fil du temps. Avec le Doornpanne, il représente un massif de dunes de près de 235 ha d’un seul tenant, ce qui est exceptionnel de nos jours, compte tenu de la pression grandissante exercée par les activités touristiques et immobilières. Naguère un ensemble plus vaste encore englobait le Witte Burg et les Noordduinen. La partie centrale de la Doornpanne (157 ha) est une « panne » ou cuvette interdunaire centrale où pousse l’argousier (duindoorn en néerlandais) d’où son nom. Le paysage a miraculeusement échappé aux lotissements. L’accès aux promeneurs en est limité, mais pas aux poneys des Shetland, qui en broutent plusieurs hectares.

Menacée par l’érosion naturelle ou anthropique, le surpiétinement, la bétonnisation, le réchauffement climatique, vouée à une lente disparition, les dunes forment un paysage façonné par le vent. La réserve dunaire du Perroquet, qu’on appelle en Belgique du Westhoek, est à cheval sur la frontière, entre La Panne et Bray-Dunes. C’est une des trois plus grandes dunes mobiles de tout le littoral d’Europe occidentale. Les dunes sont constituées d’une mosaïque de milieux où les pelouses rases, pannes humides, fourrés arbustifs s’entremêlent et permettent l’expression d’une faune et d’une flore riche et diversifiée. Des vestiges attestent d’un important site saunier gaulois. Le terme « dune » viendrait de l’ancien néerlandais, qui l’a peut-être lui-même emprunté au gaulois. Du côté opposé à la mer se trouvait le Palais du Picon, un café-dancing pour lequel beaucoup ont traversé la schreve, ainsi qu’on appelle la frontière franco-belge (comme je l’ai appris en suivant une route thématique précisément appelée schreveroute ou route frontalière, si vous préférez). Soumis à une loi sur l’alcool assez restrictive touchant les débits de boissons, les Belges trouvaient de ce côté une oasis de liberté où, comme le proclamait une publicité, l’on pouvait « avoir 45º à l’ombre » (allusion à la teneur en alcool du pastis). Le Palais du Picon, qui aura fonctionné près de quatre-vingt ans, ne résistera pas à la pression immobilière, très forte aussi sur la Côte d’Opale depuis quelques années : le bâtiment est démoli à l’été 2015, pour faire place à une résidence hôtelière qui vise la clientèle de Plopsaland, l’ancien parc Meli.

Lassés des intimidations linguistiques, fuyant l’affluence et la saturation immobilière, des Francophones se sont résolus à passer la schreve, parfois même, comme mes voisins à Bruxelles, pour acheter une seconde résidence sur la Côte d’Opale. Les migrations de Belges débordent désormais largement sur le littoral français, vers Malo-les-Bains, Gravelines, voire jusques à Boulogne. Mais il n’est pas sûr que leurs enfants, ou leurs petits-enfants, puissent autant profiter des joies de la plage. À Wissant, l’érosion fait fondre les dunes comme un sucre dans un café chaud. Chaque jour, les riverains, dont le lotissement est menacé par cette montée des eaux, se réunissent au pied de la dune et suivent avec angoisse cette transformation accélérée de leur paysage côtier. Plus loin, à Équihen-Plage, près de Boulogne-sur-Mer, une partie du village a disparu, les villas construites trop au bord des falaises ont été rasées, car l’eau creuse aussi la pierre. [ref] RTBF, « Question à la Une », 5 septembre 2018. [/ref] Et rien à voir avec le phénomène des dolines, effondrement causé par l’érosion du calcaire, comme récemment encore en Australie. L’eau monte, les falaises reculent et le niveau des plages baisse.

Ce qui frappe avec la montée des eaux, c’est l’extraordinaire inégalité des régions concernées. Alors que nous arrivent déjà des réfugiés climatiques, chassés de leurs plages, d’îles lointaines et pauvres, nos riches voisins du Nord se sont lancés dans de gigantesques travaux de rehaussement des digues, qui complètent le Plan Delta. [ref] Le Deltaplan de Zélande est le plus vaste chantier de lutte contre les inondations maritimes au monde. Mis en œuvre suite aux inondations meurtrières de 1953, la phase initiale s’est terminée en 1986. Avec les nouvelles montées des eaux consécutives aux dérèglements climatiques, de nouvelles tranches de travaux ont été entamées en 1997 et 2010. Au milieu du monumental Barrage de l’Escaut oriental (Oosterscheldekering, 9 km), le musée de Neeltje Jans retrace l’histoire de ce complexe de barrages, écluses et digues. Un programme similaire a été lancé en Belgique le long de l’Escaut et de ses affluents il y a plusieurs dizaines d’années et est toujours en cours (Plan Sigma). Outre l’élévation des digues, des plaines d’inondation ont été ménagées, comme encore récemment dans la vallée de la Durme. Du côté de l’Escaut maritime (entre Anvers et Gand), 580 ha du polder de Kruibeke, Bazel et Ruppelmonde ont ainsi été sacrifiés. Cette dépoldérisation a suscité de vives oppositions. [/ref] Maillon faible en cas de submersion, les quatre ports belges sont l’objet de travaux d’envergure, murs anti-tempête, barrages, nouvelles jetées… Des centaines de millions sont dépensés. À Middelkerke, à Ostende, on réensable les plages avec du sable que des bateaux, des dragueurs aspirateurs, vont chercher en haute mer… L’Afdeling Kust (l’agence de protection côtière flamande) espère ainsi tenir, du moins jusqu’en 2050.

Troisième station : Nieuport

Bien qu’antérieure à la Première Guerre mondiale, l’ancienne ligne de chemin de fer Dixmude-Nieuport est surnommée Frontzate (voie du front). Le train aujourd’hui disparu a beaucoup contribué au développement de Nieuport comme station balnéaire. La cité, quasi totalement détruite au sortir de la Grande Guerre, a bien changé depuis trente ou quarante ans, et certainement depuis l’époque où le poète provençal Antony Valabrègue (1844-1900) ramena des impressions du voyage qu’il fit au coeur de la Flandre maritime, française et belge. Il y évoque la vie des pêcheurs à Gravelines, le paysage mélancolique des « Moères », ou encore les cheminements ferroviaires ou le long des « watergangen ». « Nieuport est, comme Furnes, une ville où l’on évoque l’histoire à chaque pas, où tout vous reporte vers une période éloignée et où semble encore planer l’ombre de la domination espagnole. […] Aujourd’hui, elle jouit de la paix profonde que goûte toute ville de Belgique ; mais cette paix équivaut pour elle à la mort. […] Nieuport ne connaît d’autre bruit que le sifflement de la locomotive du chemin de fer ; le tramway qui vient d’Ostende lui amène quelques voyageurs à l’époque des bains de mer, mais Nieuport n’a plus ses marchés animés, ses joyeuses rentrées de pêche. »

Ceux qui ne sont plus venus à Nieuport depuis longtemps ne reconnaîtront plus la cité balnéaire, « ville de l’opulence », selon Guido Gezelle. Le bruit court qu’elle est en train de détrôner Knocke-le-Zoute, dont le bling bling commencerait à lasser certains. Les appartements de luxe poussent comme des champignons, en bois, à l’américaine, du moins le côté extérieur de la façade est en bois. Avec les magasins de luxe, ils forment une « promenade » qui en met plein la vue (et plein les poches), tout en se voulant plus décontractée que sa rivale. Pour rester dans le coup, les anciens pêcheurs (s’ils ne sont pas tous morts) et les petits retraités autochtones (pareil) ont dû se faire aux chaises-longues design, aux polos Lacoste et au goût du pain de seigle au poivre. J’ai accroché mon vélo près du monument à Albert Ier et suis grimpé sur le toit du Westfront Nieuwpoort (relooké pour le centenaire de la Grande Guerre), d’où l’on voit mieux le complexe d’écluses et le chenal. C’est par ici que pendant la Guerre de 14-18 la mer s’est engouffrée dans les terres, lorsque les écluses ont été ouvertes pour inonder la plaine de l’Yser.

Pourra-t-on indéfiniment réensabler, rehausser les digues, notamment aux lieux les plus vulnérables que sont les quatre ports de mer du littoral belge, Ostende, Nieuport, Zeebruges et Blankenberghe ? Déjà circulent, parmi les experts, des scénarios catastrophe : laisser entrer la mer à l’intérieur des terres, pour créer des sortes de zones tampons submergées, quitte à sacrifier des zones moins peuplées, comme La Panne et Coxyde, pour protéger le triangle le plus peuplé, soit Ostende, Zeebruges, Knocke. On appelle ça un « recul stratégique ». S’agit-il d’un juste retour de manivelle à l’artificialisation des sols et à l’urbanisation anarchique des Trente Glorieuses ? Pas forcément. La population des zones côtières continue de croître, accélérant le risque de transformation / disparition de la bande côtière, qui continue de faire rêver candidats propriétaires et spéculateurs.

Le changement climatique est plutôt une bonne affaire pour les marchands de « high life », comme disait Verhaeren. Les clients ont changé. Plus jamais l’ancien ouvrier du Nord-Pas-de-Calais exproprié des falaises d’Equihen-Plage ne pourra se payer une maison, ni même un appartement [ref] L’enterrement du rêve démocratique des Trente Glorieuses est assez bien condensé dans cette scène cruelle du film « La Loi du marché » (Stéphane Brizé, 2015) où Vincent Lindon, ouvrier au chômage financièrement à l’agonie doit vendre son mobile-home des vacances dans un camping au bord de la mer. [/ref], en front de mer. Il n’y est de toute façon plus le bienvenu. Sauf à endosser un nouveau masque (à la James Ensor), celui du colon des terres inhospitalières de l’âge climatique déréglé… Car aux mutations géographiques et démographiques, il faut ajouter celle qui les a rendues possible : la transformation symbolique du rivage.

James Ensor, « L’Appel de la sirène (La Baignade) », 1893

Dernière station : le tombeau du sauvage

La « découverte » puis colonisation des rivages ne date que du XIXe siècle. Avant cela, il ne serait venu à personne l’idée d’aller à la mer, à moins d’y être obligé, et encore moins de se baigner dans l’eau salée. Touristes artistes ou aristocratiques lanceront le mouvement, qui va progressivement faire le vide : les habitants, les « travailleurs de la mer », pêcheurs et marins, goémoniers ou paysans travaillant le varech, sont repoussés le plus loin possible, tandis que la frange littorale fait l’objet d’appropriation immobilière. Ces indigènes deviennent exotiques aux yeux des « découvreurs », leur culture se folklorise (quand elle ne disparaît pas). À Oostduinkerke, on trouve toujours quelques pêcheurs de crevettes à cheval, d’autant que la pratique est classée à l’Unesco depuis 2009, l’Office du tourisme en organise le festival.

Dans son livre sur la plage, Jean-Didier Urbain parle de « désertification symbolique». « Il en va du paysage littoral comme du paysage rural. Le rivage devient un cadre « naturel » débarrassé du travail et des travailleurs, selon une perspective d’où les réalités de la production sont visuellement abolies. » La mer et son littoral étaient autrefois un monde sauvage. Sa « pacification » va permettre la naissance de la plage vacancière comme « espace mythique, c’est-à-dire comme monde naturel et dépeuplé ayant perdu en lui le souvenir de sa fabrication et donc des péripéties historiques qui permirent son avènement » Sur cette abstraction va se construire l’imaginaire balnéaire contemporain, sans racine culturelle et sociale véritable, tourné vers l’artifice et la simulation. Nul songe de « repaysement », de retour au terroir, de recherche de rusticité et de ses formes de sociabilités anciennes. Le rêve littoral est celui d’une nature artificielle, soigneusement ressablée, désalguée, désoursinée, ratissée et protégée des dangers et des saletés de la mer. La loi interdit désormais de ramasser des coquillages, non pas tant pour une question de préservation de l’environnement, que parce ces reliques de la mer sont porteuses d’impuretés, potentiellement toxiques. La plage de Knokke-Heist, comme d’autres, sont interdites aux chiens en été, et sans doute bientôt aux fumeurs.

Cette esthétique du vide « qui fonde la conquête vacancière du littoral » a démontré « la nature facultative du Sauvage des bords de mer ». On construit des reconstitutions fidèles de villages de pêcheurs sans pêcheurs, on aménage l’espace côtier comme lieu confortable, accueillant, sans surprise – une parfaite « civilisation » du naturel. « Il y a bien plus que de l’hygiène dans ce toilettage du site. Il y a aussi un certain « refus du réel », un désir de pureté antinaturelle qui s’inscrit dans la continuité d’un programme symbolique d’extermination de la sauvagerie afin que la plage soit ce désert idéal, cette scène vide, cette rive nue, à l’image du corps dévêtu : un site dès lors soustrait à la nature comme à la culture, théâtre suspendu pour un jeu de société lui-même détaché du monde et de ses contingences. » Que ce théâtre social soit rendu possible par une armée de domestiques (les travailleurs de l’industrie touristique) ne semble pas compter.

La plage est un monde à part, un « tiers-univers », un havre où les règles sociales ordinaires sont mises à distance ; une page vierge, sur laquelle les estivants se ruent chaque année non pour retrouver la nature, ni leurs racines, pas plus que pour découvrir l’Autre, mais pour se retrouver entre soi, dans « une sociabilité vacancière taraudée par un songe communautaire et « primitif ». » Bref, une scène vidée, sur laquelle s’avance le baigneur, d’abord bardé de prescriptions médicales pour affronter l’écume, puis de considérations hygiénistes et hédonistes. On s’y entre-regarde, on s’y met en scène, hors de tout contexte. Ce « monde indifférent au monde » est à la fois psychologique et matériel. Cette balnéarisation n’est pas propre aux villes de bords de mer, elle affecte l’architecture comme l’habillement et différents aspects du mode de vie contemporain. L’architecture et l’urbanisme balnéaires et ses dérives dans le monumental et le factice, le spectaculaire et le récréatif, sont des aperçus de ce que deviendront l’ensemble des villes. À la belle saison, un peu partout éclosent des « plages urbaines », sans sable, parfois même sans eau, sauf celle qu’il faut pour allonger un mojito…

À La Panne, pour se replonger dans l’ambiance de l’enfance, des petites échoppes proposent de la crème glacée, comme lorsqu’on revenait en tram d’une visite au Parc Meli. Sans conviction, avant d’aller reprendre le train à Adinkerque, je cherche du regard celle qui aura l’air la plus avenante, comme un incroyant choisirait une chandelle dans une église pour sacrifier à la coutume. Il y en a une au coin de la gigantesque esplanade construite dans une certaine confusion dans les années septante. C’est à cet endroit précis qu’en 1831, les représentants du Gouvernement provisoire ont accueilli le premier roi, venu d’Angleterre. Il n’y avait rien alors que des dunes. La statue de Léopold Ier, érigée en souvenir de l’évènement, figée dans un décor dont elle devient un détail de moins en moins perceptible, tourne le dos à la mer et regarde par-dessus l’épaule de son pays. Il regarde droit devant lui, là où les barres d’immeubles canalisent désormais son regard.

 

À lire

Jean-Didier Urbain, « Sur la plage. Moeurs et coutumes balnéaires (XIXe – XXe siècles) », Payot, Paris, 1994.

Alain Corbin, « L’émergence du désir de rivage ou la spécificité d’une forme de fascination de la mer », in « Le Ciel et la mer », Flammarion, 2014.

Pier Paolo Pasolini, « La longue route de sable » (1959), trad. Anne Bourguignon, Arléa, 1999.

Paul Morand, « Bains de mer » (1960), Arléa, Paris, 1990.

Yvan Dusausoit, « Sur les pas des écrivains de la Mer du Nord », Editions de l’Octogone, Bruxelles, 2000.

IDEM, « Plages de mémoire », Bernard Gilson Editeur, s.l., 2003.

Antony Valabrègue, « Au pays flamand » (1905), Paris, Anatolia, 2010.

« Le tram du littoral. Regards variés sur le développement de la Côte belge », Lannoo & De Lijn, Tielt, 2010.

Marc Pasteger, « Les plus belles histoires de la Côte belge », Racine, Bruxelles, 2013.

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