BABOUCHKA, nom féminin (russe babouchka, grand-mère) Vieille femme russe. Pluriel : babouchki. Au passage de l’an 2000, Nathalie Melis était à Moscou malgré les prévisions de fin du monde. Elle y a rencontré ces femmes à la fois rudes et bienveillantes que la vie et le système n’ont pas épargnées…
Le tableau est resté gravé dans ma mémoire : Natacha, ses cheveux blancs noués en chignon, ses lunettes dorées et carrées aux verres teintés, sa bouche édentée, dort dans le fauteuil de la cuisine. En arrière-plan et autour de Natacha : des murs couverts de graisse et de cafards, une petite lucarne et 4 gazinières. La flamme de l’une des taques ne s’éteint jamais : Natacha économise les allumettes.
La scène date de l’hiver moscovite 1999-2000. Cette dame toute menue, les joues creuses et les pommettes hautes, sourit comme une enfant. Mais c’est une babouchka, une grand-mère russe rescapée de la chute de l’URSS. L’effondrement de l’empire s’est matérialisé pour elle par l’explosion de sa télévision. L’incendie qui s’en suivit a condamné la chambre qu’elle occupait de droit dans un kommounalka [ref] Les kommounalki sont les appartements communautaires soviétiques. Ils virent le jour dans les années 20 quand les appartements de l’ancienne élite furent réquisitionnés pour loger des familles ouvrières, jusqu’à une famille complète par chambre. [/ref]. L’État propriétaire avait d’autres chats à fouetter, et Natacha s’est retrouvée à la rue, puis dans la cuisine d’un autre appartement communautaire grâce à son ami Alleg. Je pense qu’ils avaient trouvé une sorte de compromis : quand Alleg était fauché et à court de vodka, Natacha pouvait partager sa chambre, mater la télé et le fournir en spirit. Le reste du temps, elle occupait la cuisine. Les voisins ne disaient rien, précisément parce que c’était une babouchka, une baboul, une baba, comme on les appelle en Russie.
Dans les années 90, les babouchki étaient partout, miséreuses et dignes. Leurs pensions étaient minables, alors que l’inflation galopait. Elles vendaient des chaussettes et trois boutons sur les boulevards, emmitouflées dans leurs épais châles gris et leurs bottes feutrées. Elles gardaient les grandes salles des musées et les escalators du métro. À la fois tendres et dures, elles pouvaient sermonner n’importe qui dans la rue, parce que le moujik avait trop bu ou parce que le gamin n’avait pas mis son bonnet. Je me suis plusieurs fois fait rappeler à l’ordre parce qu’à m’asseoir comme ça sur des marches en pierre froide, j’allais m’abîmer les ovaires. C’étaient les grand-mères de tout le monde, elles avaient survécu au siècle, éduqué les enfants et les petits-enfants, sauvé leurs proches de la famine avec leurs potagers et leurs conserves, chanté Staline (ou l’inverse), et tout perdu [ref] Svetlana Alexéïevitch leur donne la parole sur le renversement de leur vie dans « La fin de l’homme rouge ». [/ref]. Personne n’osait trop rien leur dire quand elles se fâchaient, même les flics. Elles pouvaient être tendres ou rudes comme l’Alexandra du film du même nom de Sokourov, comme la Russie.
Il y avait encore 3 chambres dans le kommounalka. J’occupais celle située en face de la cuisine, celle de la défunte grand-mère d’une connaissance. A part Natacha, Alleg avait comme amis, pour occuper sa solitude d’invalide, une prostituée qui partageait sa chambre en début de mois, quand il venait de toucher sa petite pension, et les deux sans-abris qui logeaient sur le parking de l’immeuble dans quatre bouts de tôle : Sergeï et sa mère. Eux gagnaient leur pain et leur vodka en dégageant la neige et en nettoyant les voitures des riches moscovites qui habitaient les autres étages de l’immeuble (d’anciens kommounalki privatisés [ref] Durant les années 90, ceux qui le voulaient pouvaient, au prix de quelques démarches administratives et d’une modique somme, privatiser leur logement. La privatisation des kommounalki était un peu plus compliquée parce qu’elle requérait l’accord de tous les voisins. Or certains préféraient laisser la responsabilité de l’entretien de leur logement à l’État [/ref] comme le reste du pays). La mère de Sergeï n’a pas survécu à cet hiver du passage à l’an 2000.
Je lui dois ce deuxième tableau de grand-mère, qui reste fortement imprimé dans ma mémoire : il est environ 17h, Moscou est plongée dans les ténèbres de l’hiver. Le large trottoir de la Novyi Arbat, une autoroute urbaine située à quelques centaines de mètres de notre kommounalka, est couvert de verglas. Je marche à petits pas pour éviter un vol plané. Les passants se pressent, pourtant, dans le ballet des multiples enseignes des casinos et des phares de l’heure de pointe. J’aperçois soudain la mère de Sergeï, petit bout de femme toute maigre aux cheveux sombres, couverts ce jour-là d’un fichu à fleurs. Elle se tient sur le bord du trottoir face au boulevard et chante à tue-tête, en chef d’orchestre imaginaire de cette frénésie moderne. Elle a l’air heureuse, elle est complètement saoule.
Passage à l’an 2000 donc. J’étais à Moscou malgré les prévisions de fin du monde. Les systèmes informatiques russes ont finalement tenu bon le passage, pendant que les Russes noyaient leur énième désillusion dans le champagne. Car le siècle se clôturait sur fond de crise financière (1998) et de guerre en Tchétchénie.
C’est en Tchétchénie qu’Alexandra, l’héroïne du film du même nom de Sokourov, rejoint son petit-fils. La guerre s’éternise et il lui manque de trop. Alors elle fait le voyage, grimpe dans le train puis sur un tank, malgré la fatigue de son vieux corps. Une fois sur place, elle déambule sans pouvoir s’arrêter dans ce camp de soldats désabusés, sales et mal nourris. Elle désapprouve ce qu’elle voit mais ne lutte pas. Elle déambule comme si elle avait à faire, comme à la maison. Elle distribue des pirojki [ref] Les pirojki, un classique de la cuisine russe, sont des petits pains fourrés de viande, de patate ou de chou, cuits au four ou dans de l’huile. [/ref] et des clopes aux soldats. Tout est navrant et poussiéreux, plus rien n’a de sens. Elle le sait mais elle marche, elle dépasse les frontières du camp, se dandine jusqu’au bazar du coin où elle s’assied avec les femmes tchétchènes dans une ville en ruine. Les regards révoltés des jeunes hommes lui crient à la figure. Elle les écoute à sa manière. Et puis elle rentre à la maison.
Quelques années plus tard, il gèle à pierre fendre dans la banlieue Est de Moscou. La foule se déverse de l’électrique (le RER tout rouillé de Moscou) à la station Koutchino. On avance serrés les uns contre les autres dans un grand nuage de buée, dans la neige du quai. Soudain une houle nous déséquilibre : trois gars ont empoigné une demoiselle et la secouent contre la rambarde, ils l’insultent, ils lui en veulent, ils vont lui faire du mal. Mon cœur s’affole mais j’me sens pas d’attaque pour intervenir. La foule indifférente m’emmène, quand j’aperçois trois grand-mères resserrer leur cercle tranquille autour des gars. Ici, dans les quartiers pauvres de Moscou, trois grand-mères pour intervenir, c’est déjà beaucoup.
La hanse de mes sacs de courses achève de couper la circulation du bout de mes doigts gelés quand je rejoins la petite isba où je loge durant l’hiver 2004-2005, avec un couple d’ami et la branche féminine d’une famille arménienne : Emma et sa fille Meline. La grand-mère de Meline est là aujourd’hui. C’est une grand-mère hyper active : elle fait du business à gauche à droite, va et vient entre Moscou et l’Arménie dont elle est originaire. Emma et elles m’ont souvent raconté le tremblement de terre qui a dévasté leur région en 1988 [ref] Le 7 décembre 1988, l’Arménie est touchée par un terrible tremblement de terre de magnitude 6.9 sur l’échelle de Richter faisant près de 25 000 morts et plus de 500 000 sinistrés dans les villes de Gyumri et de Spitak. [/ref] alors que tout le monde avait caché ses économies sous les matelas. Tous les billets de banque avaient disparu sous les décombres, les gens s’arrachaient les cheveux. Emma, sa fille et sa mère sont montées sur Moscou quelques années plus tard. Je les vois encore, énormes madones aux dents en or, préparer du faux miel dans notre minuscule cuisine pour le vendre sur les marchés.
A Bruxelles aussi, il y a des babouchki russes sans papiers et sans domicile. Quand l’URSS a explosé, Klaudia cultivait son potager dans la banlieue de Vladivostok, à l’extrême Est de la Russie. Elle m’a raconté son incroyable périple : dans la foulée des privatisations de l’après URSS, elle échange son appartement contre celui de quelqu’un en Ukraine où habite sa fille. Celle-ci la convainc de le revendre pour émigrer aux États-Unis puis disparaît avec l’argent, abandonnant Klaudia en Tchéquie. Klaudia se fait jeter de Tchéquie et se retrouve en Pologne. Elle se fait jeter de Pologne et se retrouve en Allemagne. Elle se fait jeter d’Allemagne et se retrouve aux Pays-Bas. Elle se fait jeter des Pays-Bas et finit par atterrir en Belgique où, quand je la rencontre, elle squatte l’ambassade de Somalie avec quelques autres sans-papiers.
Elle est née en 1926 et ne parle que le russe. Elle est convaincue d’être poursuivie par une bande de maffieux qui utilisent son nom pour faire de faux-papiers. Elle cultive quelques légumes dans le jardin de l’ambassade et se nourrit de lipiochki : petites crêpes à base de farine, d’eau et de sel qu’elle fait frire dans une vielle poêle. Quand on lui obtient des papiers, elle constate qu’il y a une erreur dans son nom de famille et refuse de signer. Elle s’enfonce dans sa parano, ne veut plus l’aide de personne…
En 2014, une nouvelle période de crise financière provoque une énième dévaluation du rouble. Je prends des nouvelles d’un ami en Russie. Il me répond : « En Russie c’est le b… complet comme toujours, mais pour l’instant, rien de trop grave, on est tous plus ou moins en vie et en bonne santé. Quant à l’inconfort, il faudra pas s’y habituer, on l’est déjà. Et toi ? Comment va ? ».
L’hôpital Saint Pierre vient de me sonner pour m’annoncer le décès de Klaudia, 92 ans. Je lui dédie cet article. Je le dédie à toutes mes chères babouchkas. Il ne leur restait pas long à vivre mais elles avaient déjà tout traversé.