La cité au cœur du désastre

Résilience : n.f. [\ʁe.zi.ljɑ̃s\] (Système) Capacité à absorber une perturbation, à se réorganiser, et à continuer de fonctionner de la même manière qu’avant.

20 décembre 2018

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Résilience : n.f. [\ʁe.zi.ljɑ̃s\] (Système) Capacité à absorber une perturbation, à se réorganiser, et à continuer de fonctionner de la même manière qu’avant.

Notre imaginaire imbibé de fiction hollywoodienne visualise très bien la fin du monde. Brutale, bruyante, grandiose ! Et à chaque fois, ou presque, une ville dense faite de gratte-ciels longilignes passe à la casse. Dans « Independance Day », ce sont les aliens belliqueux qui font sauter New-York, Chrysler Building à l’épicentre du déluge-laser. La mort vient du ciel mais sous la forme d’un gros rocher fonçant à plus de 50 km/s dans le titre biblique « Armageddon ». La statue de la Liberté, symbole de la Big Apple, est submergée et congelée dans « The Day After Tomorrow ». À chaque époque sa fin. Et son sauveur. Les Noés modernes sont évidemment présents dans ces longs-métrages. Will Smith, Bruce Willis, Dennis Quaid. C’est qu’on aime à penser la fin du monde comme rédemptrice, purgatoire, faisant émerger les plus braves d’entre nous en figures christiques, armées pour reconquérir le monde avec de bien meilleures intentions, prêtes à jurer que, dorénavant, on ne les y reprendrait plus. Les leçons de l’histoire capitaliste auront été retenues. Finalement, ce qu’un Pierre Rabhi renvoie n’en est pas si éloigné, lui, le gourou sage et humble, suivi par ses colibris élus, ces résilients qui nous survivront. Cliché scénaristique ou poncif évangélique, le grand absent de cette histoire reste le collectif si souvent relégué, dans ces représentations, aux masses idiotes courant (au) devant (de) la catastrophe. La foule, le regard béat et la bouche bée, quelques instants avant le deep impact, se trouve invariablement dans un cadre urbain. Il y a bien quelque chose de fascinant à voir ce qui est haut et grand s’effondrer, tel un château de sable dont, enfant, nous attendions la ruine à l’approche de la marée haute. La destruction des métropoles modernes peut exercer un tel effet d’envoûtement, tant on les associe – et à parfois juste titre – à la mise à nu des inégalités sociales, à la surconsommation ou à leur rôle moteur dans une économie capitaliste mondialisée [ref] À ce sujet, on peut lire les travaux de la sociologue Saskia Sassen (notamment « The Global City: New York, London, Tokyo ». Princeton University Press, 1991) ou du géographe David Harvey (entre autres, « Le capitalisme contre le droit à la ville : Néolibéralisme, urbanisation, résistances », Amsterdam, 2011) [/ref].

Nombreuses sont les théories écologistes prônant le retour à de plus petites échelles et l’abandon de la ville, devenue trop complexe, trop dépendante de la technologie, et rouage-clé du modèle productiviste. Figure de proue de l’antiproductivisme, les tenants d’une forme de décroissance ou de l’écologie sociale pensent une césure avec le reste du monde, ou une voie de traverse à sa marge, sur le modèle de la zone à défendre (ZAD) ou, à une autre échelle, sur la sécession d’une ville ou d’une région entière. Mais le rapport entre la ville et l’antiproductivisme (ou le productivisme industriel) reste complexe, voire ambigu. Faut-il la quitter, l’aménager, la limiter, la réorganiser ? Comment et dans quelle mesure ? Des questions comme l’autosuffisance alimentaire et énergétique, les modèles coopératifs, les interactions avec les pouvoirs politiques amènent à considérer l’échelle de la ville (ou de la municipalité) aussi bien comme une occasion politique à saisir [ref] Voir les travaux de Murray Bookchin, notamment, sur le municipalisme libertaire et l’écologie sociale. [/ref] que comme, a contrario, une superbe opportunité de gouverner plus vert que vert.

L’Éden futur

L’architecte et illustrateur belge Luc Schuiten imagine des villes végétales qui pourraient répondre à tout changement climatique, voire à toute catastrophe, dans lesquelles l’homme a renoué avec la nature. À l’inverse des dystopies cauchemardesques, sa vision utopiste entrevoit des enchevêtrements urbains verdoyants, empruntant à un imaginaire à mi-chemin entre Jules Verne et J.R.R Tolkien, entre vision futuriste positiviste et jardin d’Éden. Aussi paisible que le cours du ruisseau, sa « cité des vagues » s’étend autour d’un lac ; elle « pousse » littéralement au gré de la croissance des arbres, dont la durée de vie rythme les déplacements de population. Tout le monde y travaille, on peut l’imaginer, au bien commun, main dans la main. Dans ce monde ayant atteint un tel niveau de maîtrise du vivant, la mécanique et l’exploitation des énergies fossiles semblent avoir été remplacées par la bio-ingénierie et la thermodynamique. Le vivant s’auto-produit, se régule, telle la branche invisible.

Comment en arriver-là ? Un gouvernement mondial donnerait-il soudainement son feu… vert ? Ou les pousses pourraient-elles germer sur les cendres de l’ancien monde ? Le récit de cette utopie fait l’impasse sur le processus politique qui aurait fait émerger de telles forêts vivantes, en lieu et place desquelles règnent de nos jours les matériaux transformés, béton, acier, verre, plastique. Ces projections futuristes, dessinées par l’auteur en couleur pastel, ne révèlent rien non plus quant au système décisionnel qui les régirait. Rien ou presque, puisque de telles métropoles seraient gérées par des architectes-jardiniers, bienveillants patrons du refuge. Cette conception d’apparence apolitique, évite soigneusement de penser son corolaire idéologique et déroule, peut-être involontairement, le tapis vert à une forme de technocratie. Rien de neuf sous les capteurs solaires naturels, la fabrication urbaine étant dors et déjà le fait d’expert en tout genre : urbanistes, architectes, experts en mobilité et en réseaux, aménageurs de territoire et statisticiens des flux, eux-mêmes victimes ou complices de la voracité des promoteurs immobiliers. La démocratisation, à défaut de collectivisation, du « faire la ville » n’est bien souvent que vœux pieux, sinon une farce résumée par les dispositifs participatifs, simples formulaires à compléter ou séance de question-réponse au comité de quartier du coin. Dès lors, parler de nouveau gouvernement technocratique semble redondant, tant le rêve technocratique subodoré dans l’utopie des villes-vivantes semble depuis un moment déjà faire partie intégrante du discours du fameux développement durable urbain. Sous ses dehors de décisions uniquement techniques, expertes, il y a bel et bien, quelque part sous le ver(t)nis, un mode de gouvernement.

L’hégémonie du développement durable

La ville durable, voilà l’itération du développement durable remplaçant l’ancien paradigme de la ville écologique et consacrée par la Conférence des Nations unies sur l’environnement et le développement de Rio en 1992 et, en Europe, par la Commission dès 1994, notamment via la campagne européenne des villes durables. Ces recommandations descendantes, des instances supranationales vers les collectivités locales – soit l’inverse de l’idée municipaliste – peuvent être traduites par une application des principes du développement durable au cadre des collectivités locales. Conceptualisé à la fin des années 1980, le développement durable émerge pour la première fois sur la scène publique dans le rapport Brundtland des Nations unies, intitulé modestement « Notre avenir à tous ». Ce développement supportable (littéralement, sustainable development) prophétise la sauvegarde du modèle de croissance économique via l’économie verte, les énergies renouvelables, le recyclage, la participation citoyenne, le commerce équitable, pour n’en citer que quelques sous-ensembles. En 2018, il est partout. Prescrit par les instances internationales, arboré comme promesse de campagne électorale, adopté par les entreprises cotées en bourse comme les petites PME, le « DD » a toutes les caractéristiques d’un récit hégémonique. Idéologie de la croissance version XXIe siècle ayant perdu son éclat de nouveauté, il n’est plus que les aveugles pour dénoncer sa perversion en greenwashing, tant le concept aussi ambivalent que vendeur s’est vu adoubé par toutes les formes de gouvernement ou presque. Finalement, et si le greenwashing était simplement une version plus honnête du développement durable, sa partie émergée, sa forme révélée ? Les grandes métropoles occidentales ne font pas exception à la règle. Le développement durable urbain leur promet taux d’emploi, cadre de vie assaini, tri des déchets, efficience énergétique, mixité urbaine et, même, sécurité. Pour ne pas dire pacification urbaine. Le discours est positif, engageant, les intentions, louables : « Les villes – et notamment les grandes métropoles mondiales – sont pointées du doigt en tant que contributrices majeures des émissions de gaz à effet de serre, notamment par la concentration des activités et des flux qui les caractérisent. Le concept de ville verte (…) cherche à renverser cette vision dominante et analyser la contribution des métropoles à la lutte pour une planète plus durable », détaille la professeure d’économie et de gestion immobilière à l’ESSEC Business School, Ingrid Nappi-Choulet, dans une vidéo à propos du concept de ville verte tournée à l’occasion de la COP21. « Renverser cette vision dominante », donc, car il faut vendre ce récit urbanistique tissé de protection de l’environnement et de réduction d’empreinte carbone, une plaidoirie pouvant légitimer des outils de contrôle d’un ensemble indéfini gouverné : environnement et acteurs/actrices sociaux compris. La ville du contrôle trouve en effet un écho certain dans le discours de la société durable, si vendeur, si city-branding.

L’équation anti-collapse

Sur le site Brussels Smart City, les penseurs de la capitale  numérisée voient là une opportunité de plus pour chanter les louanges de la ville intelligente. Il faut pouvoir donner une alerte en cas de catastrophe (naturelle ou non) : des smart-capteurs placés un peu partout se chargeront d’alerter le citoyen – réduit à un être indéfini sans marqueur social ni condition historique. Pour diminuer les durées d’interventions des équipes de secours et autres services ? Comptez sur des investissements dans un réseau de caméras de surveillance à toute épreuve. Afin de « monitorer » les déplacements et flux ? Les big data et le gouvernement algorithmique fera le job. Bien entendu, le renforcement technologico-sécuritaire ne servira pas qu’à prévenir les crises ponctuelles qui peuvent « affecter une ville (un tremblement de terre, une épidémie mais aussi une attaque terroriste) », mais aura aussi pour fonction de résoudre ses « problèmes endémiques (chômage élevé, services publics déficients, défauts récurrents d’approvisionnement en eau, électricité…) ». Les enjeux sociaux sont rejetés au rang de paramètres dans la grande équation, et donc, sans autre débat sur leur résolution qu’une vision purement techniciste, subordonnant d’autres visions. Cette version algorithmique de la « gestion des risques » repose une administration de plus en plus autonome, mais néanmoins contrôlée car automatisée, des paramètres. La ville intelligente-durable pourrait bien être une version prototypaire d’une cité onirique parfaitement résiliente. Les plantes, humains et autres êtres vivants qui en constituent les organismes, seraient mesurés et évalués par une biométrie dynamique, pour reprendre le terme de la philosophe Antoinette Rouvroy, d’une précision mathématique dont on ne sait plus bien si la technologie commande à la nature où l’inverse. Alors ça y est ? Laissons notre destin dans les mains des pilotes du « vaisseau-planète », ou des vaisseaux-villes, si cela s’avère être dans l’intérêt de notre survie. Mais, justement, le gouvernement algorithmique, c’est-à-dire le gouvernement par la technocratie renvoie à une image double, de neutralité et de rationalité, qui voile sont projet politique. Dans l’ouvrage « La technique et la science comme idéologie », Jürgen Habermas a notamment analysé la fonction de l’idéologie technocratique en tant que pouvoir de légitimation de ses propres intérêts et son rôle de dépolitisation des masses.

Si le projet politique du gouvernement algorithmique et verdoyant semble réglé comme un cadran solaire suisse, il serait risqué de dresser, comme seul point de fuite, un tableau dystopique à la Aldous Huxley. La ville reste un terrain de lutte pour sa signification et ses pratiques. C’est que l’idéal des villes vertes s’interprète par le truchement d’une variété d’acteurs aux intérêts tantôt divergents, tantôt convergents, allant de la revendication de communs à la création de fermes verticales ou de lieux d’agriculture urbaine, en passant par des réalisations purement cosmétiques s’assurant de quelques voix supplémentaires aux prochaines élections communales ou une attractivité accrue dans la concurrence généralisée des villes. Et si, pourtant, la possibilité d’une cité faite d’arbres et de lierre, d’argile et grès, de sable et de terre, devait un jour bourgeonner, puis croître, seuls les plus clairvoyants ou les plus charlatans seraient en mesure de prédire à quels types de structures et de relations sociales l’existence dans un tel environnement – nouveau ou retrouvé – pourrait nous conduire. Entre ces prophéties et notre kaléidoscope présent, un monde d’incertitudes. Et c’est tant mieux.

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