Poésie

En territoire préoccupé

« La fin du monde est un sujet apparemment interminable – cela, du moins, jusqu’à ce qu’elle se matérialise. »

21 décembre 2018

« La fin du monde est un sujet apparemment interminable – cela, du moins, jusqu’à ce qu’elle se matérialise. » (1) in Eduardo Viveiros De Castro, Déborah Danowski, « L’Arrêt de monde », De l’univers clos au monde infini, Émilie Hache (éd.), Paris, Éditions Dehors, 2014

Je suis fatigué à mort de moi-même. Je donnerais tout ce que je possède pour sortir de moi-même.

Henry James, Roderick Hudson

pour ce que j’en dirais
je suis fatigué à vie de moi-même
mais je ne donnerais rien de ce que je possède pour en sortir :
dehors,
c’est pire

un champ de ruines qui tiennent encore debout par les détours miraculeux d’un façadisme spectaculaire

les paysages ne sont pas désolés
le paysage n’est qu’une image qui s’imprime
sur la rétine déprimée
des chasseurs de clichés
la désolation c’est le chemin qui nous sépare de la nature
et qui fonde notre rapport objectivé au monde
la désolation c’est la distance qui te sépares de ce que tu
crois contempler
la désolation c’est ton attrait de parfait citoyen du monde
parfaitement défait de tout lien spirituel au monde
pour qui le génie des lieux se fixe sur une carte postale

Cet été – qui n’en finit pas de s’achever – restera vraisemblablement gravé dans beaucoup d’esprits comme celui de la manifestation générale des conséquences du changement climatique. Question de relais médiatiques, mais surtout, conséquences du fait que cet été, nous autres populations occidentales en avons pleinement subi les effets. Jusqu’ici, la prise de conscience de l’actualité du désastre planétaire était largement différée, due à la distance qui séparait ces populations des foyers où celui-ci se matérialisait (elles ne concevaient pas qu’elles aussi fussent touchées alors qu’elles n’en percevaient pas physiquement les manifestations de façon aussi évidente).

On peut se laisser à imaginer qu’un certain nombre de personnes sensibilisées se soient secrètement réjouies de cette distribution plus équitable entre le nord et le sud des foyers catastrophiques. En somme de s’être prises à espérer que la canicule, ici, fasse levier, qu’elle soit pleinement perçue comme politique, et, en conséquence, entraîne une réaction, un sursaut d’ordre tout aussi politique. Las !

OK c’est peut-être pas le bon moment de commencer à faire des selfies
et d’ailleurs qu’est-ce qui me prend à vouloir faire des selfies
alors que jusqu’alors jusqu’à pas plus tard qu’hier je regrettais mon manque de mots et d’imagination pour insulter
les gens qui font les zombies devant des trucs morts

ce qui me prend c’est que si je prends la photo
sans nous deux en train de regarder l’objectif
sans nous deux souriant comme si de rien n’était
comme si tout ce qui est derrière nous n’était pas mort

si je prends cette photo
sans nous deux
si je prends la photo de ce cimetière
oui je sais que c’est la mer
oui je vois bien que c’est la mer
oui c’est bien ce que j’ai dit cimetière

voilà tu vois c’est pour ça que je veux faire des selfies avec toi devant la mer
parce qu’avec toi devant c’est la mer
parce que comme ça on ne se dispute pas maintenant
pour des questions de vocabulaire
et pas non plus quand on regardera les photos cet hiver
parce qu’on sera en train de sourire dos à la mer
oui à la mer
à la mer
la mer

Évidemment que la catastrophe se loge au cœur de l’intime, et bien sûr que je prends tout personnellement. Comment voulez-vous que je fasse autrement ? Et pourquoi, pourquoi est-ce que je prendrais les choses autrement que personnellement, hein, pourquoi ?

C’est normal d’être éprouvé, de se sentir épuisé quand on vit dans un système qui justement fonctionne à l’épuisement de toutes les ressources qu’il a mis à sa disposition.  Cela comprend évidemment toutes les ressources au sens extractiviste du terme, mais peut également s’entendre comme une façon de tout considérer en terme de ressource: disponible, exploitable, renouvelable, éteinte.

Enfin, je dis normal, mais en même temps, c’est fou comme la plupart du temps la plupart des gens font comme si de rien n’était. Et ça donne envie de tout le temps interpeller les gens leur dire non mais qu’est-ce que vous êtes en train de foutre vous vous rendez compte du non-sens complet de ce que vous êtes en train de faire, de l’inadéquation profonde entre vos comportements et ceux que la situation exige ?

Puis je me mets à considérer à quel point moi aussi je passe mon temps à passer le temps, à continuer, à tenir bon, à maintenir mes activités quotidiennes, à élaborer des plans des projets à me projeter dans  un futur irréaliste, un futur qui ne tient absolument pas compte des transformations massives qui s’annoncent et qui en fait sont déjà en cours.

Est-ce que ça ne signifierait pas le risque de devenir instantanément dingue, de prendre pleinement la mesure de l’ampleur de la catastrophe ?

je suis mort
je me demande combien de fois je me suis déclaré mort au cours de ces vingt dernières années

longtemps
j’ai pensé que quelque chose
toujours
quelque chose était possible
après tout

longtemps
toujours
après tout

ou bien malgré ?
malgré tout
ça sonne bien aussi malgré tout
ça sonne comme un coup
un coup qui joue son va-tout
tout va
tout

out

Et ça commence comme ça, aujourd’hui comme tous les autres jours de la semaine.

Le doux son de la cascade pour réveil. La dégringolade hors du sommeil, au son de la cascade artificielle. Le son du réveil sort de l’assistant personnel. L’assistant personnel, fabriqué en Chine – où d’autre ? – dans l’usine-monde, un endroit plutôt moche et rempli d’esclaves. Une partie des composants de l’assistant personnel viennent de mines, remplies d’esclaves, et dont la richesse alimente des conflits meurtriers depuis au moins un million de morts.

Donc, c’est mon concentré de technologie extractiviste esclavagiste qui me sort du lit. Bien sûr que je le prends personnellement, c’est ce truc-là qui me sort du lit tous les matins et qui m’assiste toute la journée, c’est ce truc-là qui me permet d’être connecté au reste du monde, alors bien sûr, oui, je le prends personnellement.

Le lit, la couette, les draps, tout ça vient de chez Ikea. Le prix est imbattable. C’est juste à côté, pas de problème de parking, on mange un hot-dog en repartant, quoi de plus écologique ? Tout est au même endroit, on ne fait qu’une fois le trajet, on reviens avec plus ou moins tout le contenu de la maison, et en prime, on a même mangé, et c’est juste à côté, et ils utilisent des produits naturels: le bois, le coton, la viande de porc, les esclaves modernes, que du naturel.

Le café, par contre, il est labellisé commerce équitable, donc, je peux le boire tranquille, dans ma tasse Ikea, avec un bloc de sucre. Blanc. De betterave. De Tirlemont. C’est local. Et c’est bon, le sucre blanc, c’est pas du tout un produit nocif pour la santé et l’environnement. Par exemple, on ne va pas faire tout un foin du fait que le lobby des producteurs de betteraves travaille activement à la prolongation de l’usage du glyphosate en agriculture. Le glyphosate, c’est un produit inestimable pour l’agriculture. Enfin, pour cette agriculture extractiviste, intensive, totalement dépendante de l’industrie chimique, qui nourrit le sol et le monde avec des produits bourrés de produits chimiques cancérigènes, neurotoxiques, et tellement compétitifs que tout le secteur est en permanence sous perfusion économique. Mais c’est vrai c’est local.

Tenez, près de chez moi, il y a une implantation de la sucrerie, au pied de la Meuse. C’est une grosse usine, pleine de colonnes et de tubes et de grands hangars, ça fume en continu, ça produit du sucre et des déchets, et une odeur qui reste collée à la vallée, collée aux quartiers ouvriers et sociaux qui sont juste à côté de l’usine. Du quartier, et des rues qui descendent du plateau, sur un des silos de l’usine, au-dessus d’une photo d’un paquet de sucre en morceaux identique à celui qui est juste à côté de ma tasse de café, on peut lire «bien chez soi». Ça me plaît bien, moi, cette publicité. C’est même plus qu’une publicité, c’est plus qu’un slogan, c’est une assignation. C’est un programme.

Chez toi, bien. Chacun chez soi, bien. En dehors de chez soi, l’usine. Bien, pas bien ? Pas ton problème. Bien chez soi. Odeur de betterave fermentée ? Ferme les fenêtres. Bien chez soi. Un, deux, trois morceaux de sucre dans ton café ? Tu peux choisir. T’es chez toi. Tu choisis. T’est bien.

Si t’es pas bien, tu vas chez le médecin, il te filera des cachetons, et de retour chez toi, à nouveau tout sera bien.

la catastrophe rend manifeste que tout est lié.
La catastrophe c’est la désintégration du lien tout en étant ce qui affecte tout dans ce en quoi tout est lié. C’est en même temps la manifestation du lien et sa destruction.

il n’est pas possible de faire le deuil de ce qui constitue les conditions mêmes de la vie sur terre. Je peux faire le deuil d’une personne, d’une espèce, d’un lieu, d’une relation, mais pas des conditions de possibilité même de ces pertes.

il me manque quelque chose, j’ai dit
oui, il vous manque quelque chose, il a dit.
Il s’est levé, je me suis levé aussi, et la séance était finie.

Dès lors s’insinue dans la conversation un biais, qui pourrait être le fondement même de toute échange avec un thérapeute. Un biais de conversation, une tentative continue de conversion, de déplacement des propos d’un jeu de langage à un autre, de façon à en extraire un signification autre, plus profonde, cachée, occultée.

Vous m’écoutez, mais vous n’entendez rien. Vous n’y entendez rien. Vous vous évertuez à traduire ce que je dis en terme de symptômes dont il s’agirait d’atténuer les effets.

Oui j’ai les nerfs à vif, oui ma tête est en feu, oui, c’est proche de l’inhabitable. Mais qu’est-ce qui ne l’est pas ? Qui ne l’est pas ?

Vous-mêmes, d’ailleurs, hein, vous en êtes où, dans votre travail, dans votre deuil ? C’est quoi, les trucs que vous avez trouvés pour faire en sorte que tout reste suffisamment en ordre, que chaque chose conserve sa place ?

J’appréhende le jour où les enfants d’aujourd’hui seront en âge de nous demander ce que nous foutions alors que les militaires s’installaient à demeure dans les rues, alors que les flics tiraient à vue, alors que les gouvernants ne cachaient plus leur sympathie pour des idéologies que l’on avait tôt fait de déclarer enterrées avec le vingtième, alors que le mépris de classe s’exprimait librement chez les dirigeants et que les rues se peuplaient de sans-abris, alors que les migrants terminaient leur périple dans des camps ou dans la méditerranée, alors que chaque jour se manifestait de façon évidente que le capitalisme se restructurait à l’intérieur même de son propre effondrement et que les structures s’effondrant entraînaient avec elles des quantités énormes de gens sidérés

et je leur répondrai que les conditions objectives étaient certes réunies, mais pas les conditions subjectives
et ils diront mais qu’est-ce que tu racontes, qu’est-ce que tu faisais toi à part lire des livres sur les conditions et boire ton pinard à longueur de soirée hein ?
et je serai tenté de leur dire écoute-moi bien petit con mais ils auront raison de poser cette question et je leur devrai de répondre honnêtement

honnêtement grand j’étais dans une grande confusion j’avais le plus grand mal à trouver les ressources en moi et autour de moi pour sortir des ornières dans lesquelles je me sentais empêtré

pendant ce temps autour de toi le désert s’étendait

le désert s’étendait en chacun de nous c’est ça que tu dois saisir : les conditions du désastre n’étaient pas seulement extérieures aux individus, elles les rongeaient également de l’intérieur.

Nous avons tâché de vous épargner une partie de cette violence en refusant de nous laisser contaminer par une rage sans objet, en refusant de nous laisser empoisonner par la peur de tout et de tous, en affirmant l’importance d’une certaine quiétude, une certaine lenteur, en assumant que le temps pourrait jouer en notre faveur

C’est foutu. Je suis dans la salle de bains. Je me regarde. J’ai le regard éteint. Je suis dans la cuisine. Je mange une tranche de pain avec du saucisson. Je bois un verre de vin. Foutu. Je suis dans la rue. Je regarde les gens. Je les trouve éteints. Je les trouve agités. Je ne trouve rien qui me les rende familiers. Je suis au café. Je bois une bière. Je lis le journal. Dans une semaine, les élections. La tentation du vote de rejet. Foutu.

C’est foutu. Tout s’effondre.

Tais-toi. Ce n’est pas vrai. Tout n’est pas foutu. Tous ne mourront pas. Seulement les trois-quarts. Ça nous fera de l’air. Salopard. Je n’ai rien à voir avec ça.

Je descend pisser. Je me pisse sur les doigts. Je me lave les mains. Je me regarde dans le miroir. Je me trouve serein.

Je reprends le chemin en sens inverse. Un homme me demande de quoi s’acheter à manger. Il pue. Il est soûl. Il n’a plus de dents. Il est rejoint par une femme. Impossible de lui donner un âge. Ils sont agités. Elle le tire par le bras. Ils s’en vont. Foutus.

Et alors. Alors rien. Je suis serein.

Je rentre dans un magasin. Un magasin de vêtements. Ils diffusent de la musique et du parfum. Je panique. Je sors. Je respire calmement, je m’assied sur le rebord d’un bac à fleurs fanées. Je me sens foutu. Foutu.

Tais-toi. Tu surjoues. Tu te mets dans des états paroxystiques à la moindre agression. Tout est saturé de signes qui agressent mon regard, d’odeurs qui me donnent envie de vomir, la ville croule sous les marchandises de merde, partout des bagnoles avec des beaufs dedans qui sifflent les filles partout des flics et des junkies partout des zombies partout la laideur

tu es fou. Pas fou, foutu. Je ne vais pas m’en sortir je vais finir par tuer quelqu’un tu racontes n’importe quoi on est pas dans un film tu lis trop de polars tu ferais mieux de moins boire faire du sport du yoga manger des graines germées aller marcher dans les Pyrénées

je retourne au café je reprends une bière. Je me sens serein.

j’ai mal à la tête
j’ai mal au dos
j’ai mal au genoux

arrête de marcher dans mes pompes

Bien sûr que je le prends personnellement et encore plus quand j’essaie – et j’y mets toute ma bonne volonté – de prendre du bon temps.

la catastrophe c’est la voix vaincue
c’est la parole qui s’est tue
c’est l’esprit égaré
qui parcourt la métropole
et ne trouve pas d’endroit
où réparer son être meurtri

je voudrais juste pouvoir réparer
quelques morceaux
juste les quelques morceaux nécessaires pour
me poser quelque part
et ensuite
pouvoir
laisser
tomber

Notes

Notes
1 in Eduardo Viveiros De Castro, Déborah Danowski, « L’Arrêt de monde », De l’univers clos au monde infini, Émilie Hache (éd.), Paris, Éditions Dehors, 2014

Lire aussi

Analyse

Benedikte Zitouni, François Thoreau

- 13 décembre 2018

podcast

- 16 mars 2020