Le 25 mai 1979 sortait un film qui, non content de n’avoir pas pris une ride, marquera durablement les esprits et, accessoirement, l’histoire du cinéma : « Alien » de Ridley Scott va avoir 40 ans, et parce que demain, c’est l’Alien Day et que c’est l’un des films fétiches de Mademoiselle Catherine, elle a voulu fêter cela en se penchant plus particulièrement sur le personnage, complètement badass, d’Ellen Ripley (et nous, à D’une Certaine Gaieté, on adore les badass) – et aussi un peu sur l’imagerie sexuelle du film parce que, paraît-il, ça fait du clic…
Si le pouvoir de fascination d’« Alien » demeure intact 40 ans après sa première sortie en salle, c’est notamment grâce à son esthétique totalement lovecraftienne [ref] Howard Phillips Lovecraft (1890-1937) est un écrivain américain connu pour ses récits fantastiques, d’horreur et de science-fiction. [/ref], son histoire intemporelle (au moins jusqu’en 2122, date du récit), et son ambiance prenant le contrepied absolu du space opera « Star Wars », succès-surprise de 1977. Ce dernier rendra d’ailleurs la tâche difficile aux créateurs du désormais célèbre Xénomorphe quand ils chercheront à vendre leur projet, les studios ayant alors intégré l’idée que la science-fiction se doit d’être grotesque pour être bankable, et tant pis pour les rejetons de « 2001 : Odyssée de l’Espace ». Refusé par plusieurs producteurs avant d’être finalement pris sous l’aile de la 20th Century Fox (celle-là même qui finança « Star Wars »), « Alien » propose un mélange de SF et d’horreur en huis clos, et il n’est pas étonnant que plusieurs membres de l’équipe, comme le scénariste Dan O’Bannon et les artistes Hans Ruedi Giger, Mœbius et Chris Foss, aient été précédemment associés au « Dune » d’Alejandro Jodorowsky – film qui ne verra jamais le jour et deviendra pourtant culte. En 1978, le tournage commence sous la houlette du réalisateur Ridley Scott, dont ce n’est que le deuxième long métrage.
Dès la scène d’ouverture, une douce inquiétude nous étreint, tandis que s’affiche au ralenti le titre du film. La musique envoûtante de Jerry Goldsmith rive déjà le spectateur à son siège, et le long travelling à travers le Nostromo, véhicule commercial dont les sept passagers (et le chat) prennent le temps de sortir de leur sommeil artificiel, annonce la couleur : « Alien » n’est pas un film pour les impatients. Le très sérieux British Film Institute va même jusqu’à suggérer une approche naturaliste – et si le BFI le dit, je ne vais certainement pas prétendre le contraire…
Un personnage sans histoire, ou presque
Dans le premier volet de la série, le génie des scénaristes est d’avoir réussi à faire d’Ellen Ripley un personnage à la fois central (en tous cas dans la deuxième moitié du film) et pourtant dénué d’histoire : Ripley incarne le présent, et l’on ne connaîtra rien de son passé. Loin de rendre notre héroïne fade, lisse et insipide, cette astuce scénaristique permet au contraire à chaque spectateur et spectatrice de projeter sur elle ce que bon lui semble : moi qui l’imaginais volontiers nullipare, je n’ai jamais pardonné à David Cameron de lui avoir attribué une fille dans le director’s cut de son « Aliens », et une de mes connaissances lesbiennes ne s’est toujours pas remise de l’avoir vue forniquer avec un homme – eut-il l’apparence de Charles Dance – dans « Alien3 » de David Fincher.
Quant à « Alien, la résurrection » de Jean-Pierre Jeunet, permettez-moi de vivre dans l’illusion que ce film n’a jamais existé.
L’« Alien » originel dépeint un personnage féminin jamais vu, ni dans la science fiction, ni dans l’épouvante : lieutenant de première classe, Ellen Ripley est bientôt en charge du vaisseau et de son équipage au fur et à mesure que les plus hauts gradés disparaissent, et plutôt que de hurler à vous fendre les tympans comme toute final girl qui se respecte (je pense à toi, Marilyn Burns), elle se contente de jurer entre ses dents, car elle a bien compris que dans l’espace, personne ne vous entend crier.
Du jour au lendemain, le rôle a transformé en star une actrice de théâtre de 29 ans alors totalement inconnue. Du haut de son mètre 82, Sigourney Weaver a prêté ses traits et sa silhouette androgyne à Ellen Ripley et l’a hissée au sommet des icônes badass du cinéma (tous genres confondus), contribuant au passage, avec les créateurs du film (puisqu’aucun des personnages n’était spécifiquement genré dans le script), a amorcer un phénomène culturel en cherchant à exploser certains stéréotypes qui, 40 ans plus tard, ont malheureusement toujours la dent dure. Le personnage n’en reste pas moins une source d’inspiration inépuisable, à l’instar de celui de Sarah Connor qui sera personnifié un an plus tard par Linda Hamilton dans « Terminator », puisque Ripley et « Alien » sont, depuis quatre décennies, au centre d’un nombre incalculable de travaux académiques. Comme l’a confié Dr. Alice Haylett Bryan au journal The Guardian, « le film parle de maternité, des questions de genre, du post-humanisme, de la biologie et de tant d’autres choses. À peu près tous les sujets abordés en études du cinéma peuvent l’être à travers ‘Alien’ ».
Une final girl pas comme les autres
Ne nous y méprenons pas : dans « Alien », le personnage principal est bien celui qui donne son nom au film, et la lieutenante Ellen Ripley ne gagne en relief qu’à mesure que le récit avance, pour devenir la final girl, selon la formule de l’auteure Carol J. Clover dans l’essai « Men, Women and Chain Saws: Gender in the Modern Horror Film » (1992). En partant de nombreux films d’horreur, et plus spécifiquement de slashers, où le dernier survivant du groupe est généralement une survivante, l’auteure affirme qu’au-delà du plaisir sadique que ces films peuvent procurer aux spectateurs et spectatrices, ils n’en sont pas moins vecteurs d’empathie pour la final girl – et bien souvent de jubilation quand celle-ci triomphe enfin de son oppresseur. Si cela n’empêche en rien un fond de misogynie bien ancré dans le genre, Carol J. Clover suggère cependant qu’il n’est pas rare que le public s’identifie fortement à la dernière survivante à l’approche du dénouement.
Le personnage de Ripley se distingue pourtant de cette vision simpliste, et les héroïnes de son calibre sont suffisamment rares pour être soulignées. D’ailleurs, quel fan de science-fiction qui se respecte peut bien avoir envie de regarder une femme – qui n’a rien d’une demoiselle en détresse – méthodiquement latter la gueule d’un grand monstre de l’espace ? Et bien, assez pour engendrer une centaine de millions de dollars de bénéfice et lancer l’une des franchises les plus populaires de l’histoire : six long métrages, une web-série, un grand nombre de jeux vidéo, de rôles et de plateau, toute une chiée de comics et de novelisations, et même une pièce de théâtre scolaire saluée par Sigourney Weaver et Ridley Scott en personne. Et ce n’est pas fini…
Tête de bite et femme à chat
L’imagerie ouvertement sexuelle des différents avatars de l’alien – du facehugger qui insémine ses victimes par voie orale (et sans consentement) au xénomorphe dont la tête (ainsi que la petite gueule logée dans la grande) n’est pas sans rappeler un phallus géant, en passant par le chestburster, croisement improbable entre un pénis et un vagin denté – a entouré le film d’une aura erotico-morbide somme toute très gothique, à l’image des travaux de HR Giger, plasticien génial et concepteur de la créature. Dan O’Bannon, quant à lui, n’a jamais caché son désir d’« attaquer sexuellement » le public masculin dans une tentative d’inversion des rôles traditionnels, et le film joue habilement avec les peurs liées à la pénétration et à l’accouchement.
Bien que la charge sexuelle du film ait fait grand bruit, le sex appeal de Ripley se situe résolument dans son autorité naturelle plutôt que dans une quelconque tentative d’objectification sexuelle – et lorsqu’elle apparaît en (toute) petite culotte à la fin du film, c’est pour des raisons purement fonctionnelles (bien que les avis divergent à ce sujet).
Enfin, les scénaristes ont offert à notre héroïne un compagnon de survie pour le moins croquignolet sous les traits d’un chat roux nommé Jones (qu’il ne faut pas mettre avant les bœufs), offrant une version autrement plus frondeuse de la femme à chat.
Quarante ans après sa sortie de l’œuf, « Alien » continue de nous faire fantasmer, et si aucun de ses successeurs ne lui est arrivé à la cheville, c’est parce que ce premier volet a su s’envelopper de mystère, distillant au compte-gouttes les éléments narratifs et visuels. Il laisse au passage de nombreuses questions ouvertes, sans pour autant nous laisser sur notre faim, et parce qu’il continue de titiller mon imaginaire – et le vôtre aussi, j’en suis certaine –, il fait partie de ces films que je ne me lasse pas de revoir.
Bibliographie sélective :
Carol J. Clover, « Men, Women, and Chain Saws: Gender in the Modern Horror Film » (Princeton University Press, 1992)
Ximena Gallardo, Jason Smith, « Alien Woman: the making of Lt. Ellen Ripley » (Bloomsbury Academic, 2004)
Roger Luckhurst, « Alien » (BFI Film Classics, 2014)