Là où on aurait dû commencer à se passionner pour l’état de forme des diables rouges en vue de l’euro de foot ou commenter les négociations interminables pour la formation d’un gouvernement fédéral boiteux, on assiste à la présentation de powerpoint faite par un drôle de barbu à lunettes sur un ton monocorde. Au lieu des stats de De Bruyne ou de la croissance du PIB de la Wallonie, nos regards anxieux scrutent la courbe des décès. La mort s’est invitée en prime time. Et il serait temps de nous demander ce que cela peut bien vouloir dire…
Dans la pléthore de textes qui émanent de toute part, il y en a un qui a vraiment retenu mon attention. Il est paru sur le site de Lundi Matin le 23 mars 2020. Son titre : « Bienvenue dans le nécrolibéralisme » [ref]Cléone, Bienvenue dans le nécrolibéralisme, Lettre#4, Lundi Matin #235, 23 mars 2020 https://lundi.am/Bienvenue-dans-le-necroliberalisme [/ref]. Le récit d’un basculement dans l’inédit que des années de néolibéralisme ont préparées comme une évidence, il était à présent, là, devant nous. Avec son cortège funèbre au vocabulaire toujours marchand. Il étalait l’explosion des inégalités dans la douceur des algorithmes morbides et dans le silence confiné des villes. Le nécrolibéralisme. C’est bien de cela qu’il est question. Jusque-là pour ma part, j’utilisais l’expression empruntée à Frédéric Lordon de néolibéralisme tardif. Mais cette soudaine « crise » sanitaire qui a jeté la moitié de l’humanité dans le confinement, la sidération et l’effroi nécessitait effectivement une clarification sémantique.
Dans le monde d’avant le corona virus. Il n’y avait finalement que très peu de place pour la morbidité. La publicité qui a envahi nos espaces publics et nos espaces intimes semblait ne pas accorder de place à la mort. Et pourtant. Elle s’invitait souvent sur les plages de la Méditerranée. A l’occasion d’une immolation devant un pôle emploi. En fait si, elle était déjà bel et bien là. Nous parquions nos ainés dans leurs dernières maison de repos avant l’éternel. Incompatibilité mortelle avec les valeurs néolibérales comme la compétition, la maximisation des profits. Tout cela nous donnait l’illusion d’un monde où la condition mortelle humaine était absente. Pourtant, nous le savons, 25000 enfants meurent de faim chaque jour dans le monde. A chaque seconde des gens meurent. Mais la mort trouvait difficilement sa place dans les ordres de bourse passés en nanosecondes. Elle avait du mal à rivaliser avec l’immédiateté. Elle avait ce côté d’élégance fugace. Il fallait éviter la mort de la consommation, à présent c’est la mort que nous consommons.
Depuis le confinement qui s’est mis en place en Belgique le 18 mars 2020, nous avons à présent droit sur toutes les chaines télévisées à cette longue litanie quotidienne du nombre de contaminations et de décès. Nous pouvons même vérifier ces chiffres dans le monde quasi en temps réel grâce à la carte Covid-19 du John Hopkins Ressource Center. La morbidité est entrée violemment dans nos existences confinées. L’espoir collectif devient celui de la survie face à un ennemi invisible de l’intérieur. Chacune et chacun devient une menace potentielle pour chacune et chacun. Et les humains tentent de se convaincre de la responsabilité de l’autre dans leur propre survie. Ce qui nécessite de mettre en place la « distanciation sociale » si nous voulons être responsables collectivement. La main invisible du marché fait monter les prix des biens qui potentiellement permettent la survie. Les masques, le gel hydroalcoolique sont l’objet de spéculation de la part de traders qui dégagent d’importantes marges bénéficiaires. C’est la démonstration de ce que Chris Hedges appelle, en l’empruntant au philosophe Sheldon Wolin, le « totalitarisme inversé » c’est-à-dire issu non d’un parti fasciste mais « d’organisations privées, économiques, qui investissent leur argent dans le champ public, achètent les élus, modifient la Constitution et rendent en fin de compte les citoyens impuissants »[ref]Brisson P-L, L’âge des démagogues. Entretien avec Chris Hedges, le Monde Diplomatique, février 2017,P.24 https://www.monde-diplomatique.fr/2017/02/PATAUD_CELERIER/57146[/ref]. Mais cette inversion est d’une amplitude vertigineuse sans précédent avec ce que nous ayons jamais connu. Comme si toutes les forces à l’œuvre convergeaient vers l’ultime paroxysme létal. Plus rien n’a d’importance que le profit maximal. Même la vie humaine est une marchandise comme une autre. Elle est liée à la loi de l’offre et de la demande qui fixe son prix sur les marchés. C’est donc bien cela le nécrolibéralisme.
Les êtres humains étaient déjà réduits à un rôle docile de consommateurs. Aujourd’hui nous sommes toutes et tous des candidates et des candidats à la survie de l’espèce. Mais cette crise a polarisé les tendances lourdes d’un système que l’on sentait déjà, à bien des égards, à l’agonie. En effet, bienheureux celle ou celui qui peut jouir d’un endroit agréable de confinement. Celle ou celui qui jouit du privilège de se confiner dans une grande maison avec un jardin. C’est plus compliqué pour la mère de famille monoparentale avec ses 3 enfants qui vit dans un appartement de 20 mètres carré. Et je ne parle même pas de celles et ceux qui avant cette crise vivaient et dormaient déjà dans la rue. Nous assistons bien à une exacerbation des profondes inégalités sociales ante-crisis. Nous sommes face à la radicalisation d’un système qui ne prend même plus la peine de dissimuler sous ses nombreux artifices la réalité toute crue. Les politiques des 30 dernières années ont consisté à un mélange savant de communication et d’événementiel comme l’avait prédit Debord : à une société du spectacle [ref] Debord G, La société du spectacle, Buchet/Chastel, Paris,1967[/ref]. Et l’on comprend clairement pourquoi. Car ces politiques depuis 30 ans ont vampirisé les états, elles les ont vidé de leur substance méthodiquement et avec acharnement. Absolument tout doit être réduit au statut de marchandise. Leur cible privilégiée : les services publics. Cette accoutumance à utiliser la communication et l’événementiel pour nous divertir (au sens de détourner) de l’opérationnalisation effective des politiques menées éclate à présent au grand jour. Nos gouvernements semblent dés lors aujourd’hui bien démunis car la communication et l’évènementiel ne sont plus d’aucune utilité quand il s’agit d’agir concrètement. Même la langue de bois peut chopper le virus ! Même dans les effets collatéraux du respect des règles éclate la morbidité. Car les règles ne sont toujours pas les mêmes pour toutes et tous. Qu’il s’agisse d’évasion fiscale ou du confinement.
Les déclarations ne peuvent détourner du factuel et le réel reprend ses droits. Alors que chacune et chacun, prend conscience du résultat des politiques menées depuis ces 30 dernières années. Au manque d’anticipation s’ajoute donc le bilan désastreux de la gestion néolibérale du monde. Nommer clairement le nécrolibéralisme pour ce qu’il est implique aussi d’en faire définitivement son deuil. Et c’est peut-être là que réside l’espoir. Ce système mortel est en train de mourir. Mais le patient n’a pas dit son dernier mot. Et l’on voit déjà ici et là les signes de nos élites qui vont tout faire pour le maintenir sous intubation avec un acharnement thérapeutique désespéré. Il est vrai qu’ils ont tout à perdre et que nous avons tout à gagner. Et sans doute, comme je le lis énormément sur les réseaux sociaux que viendra le temps de rendre des comptes. Je redoute cette colère frigorifiée qui prétend qu’elle n’oubliera pas. Il faudra pourtant, si nous voulons croire en l’espoir, faire notre deuil. Nous sommes à présent dans une sorte d’entre-deux. Mais le réel et le factuel ne suffiront pas à faire pencher la balance dans le monde du vivant. La pandémie ne constitue pas intrinsèquement un moment politique. Le nécrolibéralisme se caractérise précisément par un commerce de mort. Il n’est pas du côté du vivant. Si nous voulons vivre et non plus survivre. Il nous faudra d’abord organiser joyeusement les funérailles du nécrolibéralisme.