Le monde de l’enseignement à l’épreuve de l’Après

Il y eu une période, fin mars/début avril, où le monde d’avant le confinement apparaissait si lointain et où la conviction que celui d’après se caractériserait par une rupture potentiellement positive semblait si forte. Depuis plusieurs semaines déjà, on commence à comprendre que nous allons être amené.e.s à vivre dans des contextes inouïs : le risque c’est d’entrer dans l’ère d’une normalité de la distanciation physique, de l’angoisse du contact et de la stérilisation généralisée des milieux d’existence. Les écoles ré-ouvrent en partie lundi prochain et elles occupent une sorte de première ligne dans la confrontation à ce risque.

14 mai 2020

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Il y eu une période, fin mars/début avril, où le monde d’avant le confinement apparaissait si lointain et où la conviction que celui d’après se caractériserait par une rupture potentiellement positive semblait si forte. Depuis plusieurs semaines déjà, on commence à comprendre que nous allons être amené.e.s à vivre dans des contextes inouïs : le risque c’est d’entrer dans l’ère d’une normalité de la distanciation physique, de l’angoisse du contact et de la stérilisation généralisée des milieux d’existence. Les écoles ré-ouvrent en partie lundi prochain et elles occupent une sorte de première ligne dans la confrontation à ce risque.

La période actuelle nous incite à penser qu’il y aura un avant et un après. Qu’elle va façonner la modernité comme les autres crises le font depuis une vingtaine d’années. On nous propose donc de songer à tout ce que l’on ne veut plus, ce qu’on ne veut pas revoir, à un autre monde « post-crisis ». On nous propose de faire de la politique, de rêver [ref]Bruno Latour, notamment : https://aoc.media/opinion/2020/03/29/imaginer-les-gestes-barrieres-contre-le-retour-a-la-production-davant-crise/[/ref].

Alors je rêve que mes enfants retourneront dans une école où l’on aura pensé à eux dans 20 ans, ou  dans 50, comme je le fais tous les jours. Ce bond en avant, cette projection me semble nécessaire pour qui veut accompagner des enfants, comme pour qui veut faire de la politique d’ailleurs. Et c’est bien cela qui manque à ces institutions comme l’école ou à la politique telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui. Une projection, une vision, un temps long. Alors bien sur, ça fout la frousse de se projeter autant ; on n’est plus au sortir de la guerre, à imaginer comment répartir les fruits de la croissance. L’arbre se meurt… Mais cela reste nécessaire.

Je rêve donc à mes enfants, qui devront chaque jour se réinventer, lutter, s’adapter, faire, en ce sens, des efforts bien plus grands que les nôtres, qui sont eux-mêmes bien plus grands que ceux de nos parents. Cette espèce de mélange hybride entre insouciance et enthousiasme, foi en la technologie et religion du progrès, cette idéologie candide des trente glorieuses est révolue… Il va falloir s’accrocher. Alors je rêve également d’une école où chaque enseignant.e pourra prendre le temps de lui/elle aussi se réinventer, lutter, s’adapter.

Image : Facebook « Occupy Brussels Belgium »
Image : Facebook « Occupy Brussels Belgium »

Il m’est évidemment inconcevable, regardant ces images venues d’Asie post-confinement, d’imaginer faire rentrer mes enfants à l’école dans quelques jours. Non pas parce que la peur du virus me tenaille (même si l’on voudrait que j’y cède), mais parce que je ne veux pas de ce monde-là pour eux. Ce monde où la peur, l’ordre, la discipline, les programmes, la matière, le contrôle sont autant de balises qui les maintiennent sur les rails desquels j’essaie moi-même de m’extraire.

Que peut-on enseigner d’important à des enfants, des adolescents et des jeunes adultes survolés par des drones, surveillés par des logiciels lors des examens et tracés lors de leurs déplacements les plus infinitésimaux ?

Comment faire l’impasse sur ce cadre, cette aliénation ?

Je rêve aujourd’hui de reprendre le travail au bureau. Pas parce qu’il est une valeur en soi, mais parce que ce travail a du sens pour moi. Parce qu’il me permet de construire du commun, de faire entendre des voix qui n’ont pas l’habitude de l’être. Parce qu’il me permet de produire et de diffuser des œuvres autres, importantes, politiques, après avoir rencontré leurs auteurs.trices ou après avoir construit avec eux. Parce qu’il me permet aussi d’enquêter, de raconter ce monde différemment, et de confronter mon analyse à celle des autres. Mais je rêve surtout de reprendre le travail au bureau pour sortir d’ici, de chez moi, de mon cocon familial. Bien sur qu’il est cocon, bien sur que je n’ai pas à me plaindre, bien sur que je n’imagine pas la chance que j’ai (j’essaie pourtant chaque jour). Mais aujourd’hui je ressens ce besoin fort de sortir de ce cocon, d’échanger avec d’autres visages, d’autres âmes, d’autres forces. Créer d’autres tensions, débattre d’autres valeurs, changer de rôle surtout.

Je pense donc au retour inévitable de mes enfants à l’école. J’y pense, comme eux doivent aussi y penser, pour qu’ils puissent reconstruire ce qu’ils ont assurément perdu (sûrement moins que certains, le cocon aidant) pendant ces longues semaines ; le lien social, l’échange avec les pairs. On ne se construit qu’en échangeant, qu’en donnant une dimension collective à l’apprentissage. L’école permet ceci que l’enseignement à la maison ne permet pas ; se changer au contact des autres, se bâtir un savoir-faire et un savoir-être grâce à l’autre. Particulièrement s’il/elle a le même âge, et donc le même type d’expérience de vie.

L’échange de pratiques dans le cadre de l’apprentissage est l’huile dans le moteur de la constitution du soi.

Image : flickr.com
Image : flickr.com

Je pense à ce retour à l’école pour qu’ils puissent également retrouver le fil perdu de la pelote de laine de l’apprentissage ; tout a eu tendance à s’effilocher, un peu comme quand on ne fait plus de vélo pendant des années et qu’on décide d’y remonter d’un coup. Ce n’est pas tant la matière que la capacité des enfants à s’en saisir, c’est-à-dire entre autres choses la concentration. Pas celle qui permet de passer un fil dans l’aiguille ou de tirer droit à la pétanque, mais celle acquise – parce que nécessaire – à l’école. Celle qui formate l’élève par le cadre scolaire. Celle qui permet à un enfant dont les pulsions voudraient qu’il sautille et qu’il chante de rester assis pendant 6h pour écouter, regarder et assimiler quelque chose.

Cela s’effiloche non pas que nous ayons failli à notre « devoir citoyen » ; en plus d’être de bons parents à domicile, nous sommes de bons travailleurs à domicile mais également de bons enseignants à domicile. Nous avons fait ma compagne et moi de notre mieux. On a érigé un cadre, essayé les travaux proposés, puis, vite désabusés, nous en avons proposé nous même. Puis on s’est rendus compte que des bases s’effritaient. En plus de ce constat, on s’est interrogés sur la fameuse continuité ; il ne s’agit pas pour moi de me demander si mes enfants vont bien « passer en xième » mais plutôt de savoir s’ils vont pouvoir reprendre le rythme, les usages de l’école sans être abîmés.

Étant enseignant de formation, j’aurais pu continuer l’enseignement de mes enfants à la maison. Si je n’avais dû bosser 6h par jour et être papa le reste du temps, peut-être… Je ne l’ai pas fait faute de temps mais également dans l’espoir secret que l’école jouerait son rôle. Puis j’ai pensé à ceci ; comment vont faire les enseignant.e.s face à cet effilochement très certainement généralisé dans les classes en septembre prochain, quand chaque enfant ou presque aura retrouvé les bancs de l’année suivante ? Comment vont-ils/elles faire, eux/elles qui en grosse partie ont déjà du mal à appréhender la remédiation ? Comment vont-ils/elles faire surtout pour arriver enfin à remettre en question leur sacro-saint programme ?

La plupart n’y arriveront pas parce que l’école ne leur permet pas de le faire. Parce qu’elle est conçue comme une usine à fabriquer des ingénieurs (ou des ouvriers), comme une institution de contrôle de plus. Ils et elles n’y arriveront pas parce que l’idée même de faire autre chose que ce qu’on a toujours fait à l’école – c’est à dire amener dans l’école suivante, puis dans le marché du travail – ne peut éclore d’elle-même dans ce cadre institutionnel. Ils/elles n’y arriveront pas parce qu’au delà de l’école, qui n’est qu’un cadre parmi d’autres, ce monde qu’on nous propose, que l’on construit parfois malgré nous, ne le permet pas. Il ne permet pas la remise en question des habitudes, des règles qui le constituent. Et parmi ces règles, celle de brandir l’excellence comme une valeur fondatrice, celle de cloisonner les savoirs, celle de contrôler les sujets, façonnent l’école. Elles la traversent et la font exister. Elles sous-entendent donc les rapports entre enfants, puis entre adultes.

Image : flickr.com
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Partant de ces constats, on peut imaginer et craindre que des tensions dures à vivre pour chacun.e (instits comme enfants) vont certainement naître l’automne prochain (vous savez, cet automne où l’on prévoit déjà une seconde vague de contagion). Des tensions qui s’ajoutent à celles qui naîtront quand on obligera les gosses à se laver les mains pour la 7ème fois de la journée avec un gel qui irrite. Des tensions qui découleront de l’incapacité à se détendre et se défouler lors des récréations. Des tensions issues des difficultés à changer si rapidement ces comportements sociaux comme s’approcher de l’autre pour capter sa communication non verbale, prendre sa copine dans les bras quand elle pleure, donner la bise ou faire un check.

Alors je dois avouer qu’en mettant en regard les images de la reprise de l’école dans les pays qui nous précèdent dans l’évolution de l’épidémie et mes questionnements sur la pédagogie post-confinement, j’ai eu un peu du mal à respirer. Comment va-t-on faire pour travailler ces tensions ? Est-ce même possible de le faire dans un cadre institutionnel si formaté que celui de l’école aujourd’hui ? Quelle place pour un dialogue constructif au sein de l’école à propos de ce qui nous arrive à toutes et tous ? Va-t-il s’agir (comme c’est déjà le cas dans l’école de mes enfants) d’une “réunion d’information” ou le formel et le frontal ruisselants continuent la même rengaine ? Prendrons-nous le temps d’échanger sur nos peurs, nos craintes, nos questionnements, nos expériences pour construire ce qui va être une rentrée particulière ?

La question des masques et du gel est logistique. La question du « chacun-sur-un-banc-loin-des-autres » est organisationnelle. Mais elles soulèvent d’autres questions, elles donnent forme à d’autres tensions bien plus profondes et qu’il nous faudra absolument travailler ensemble.

J’ai eu du mal à respirer, et j’ai remis en question une fois de plus ma sortie de cocon tellement enviée.

Ma chrysalide attendra.

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