Analyse

On achève bien les pédiatres

L’autorisation de la ré-ouverture des écoles primaires et maternelles est-elle une bonne mesure ? Les avis scientifiques ou cliniques qui ont servis à la prise de cette décision sont-ils fiables ? Cela fait maintenant plusieurs mois que les autorités politiques et sanitaires de ce pays saturent les principaux médias avec une communication infantilisante qui nous a réduit à l’état de spectateur.ice.s sidéré.e.s.

3 juin 2020

L’autorisation de la ré-ouverture des écoles primaires et maternelles est-elle une bonne mesure ? Les avis scientifiques ou cliniques qui ont servis à la prise de cette décision sont-ils fiables ? Cela fait maintenant plusieurs mois que les autorités politiques et sanitaires de ce pays saturent les principaux médias avec une communication infantilisante qui nous a réduit à l’état de spectateur.ice.s sidéré.e.s. Au point ou nous en sommes, il nous est vraiment difficile de répondre à de telles questions, nous devrons nous contenter d’un très impuissant « on l’espère ». Par contre, certain.e.s d’entre nous ont eu moins de doute quant à la manière dont cette décision, si importante, aura d’abord mûri et été ensuite annoncée avec fracas. On a eu ce triste sentiment qu’elle est pleine de mépris pour les communautés éducatives (au sens large), humiliante. Et derrière cette impression, il nous semble qu’il y a une réalité bien tangible.

On pensait avoir tout vu, tout entendu ; tout et son contraire. On avait tort.

L’annonce abrupte par le gouvernement belge de la ré-ouverture des établissements scolaires maternels et primaires pour début juin, après deux mois et demi de confinement et quelques semaines d’un déconfinement progressif, constitue une claque magistrale.

Déjà, le « déconfinement ». Il aurait fallu parler de débandade ou d’effilochement, au choix ; il y a eu une petite erreur dans le choix des termes. Le gouvernement a beau avoir annoncé qu’il naviguerait à vue, ce n’est pas une excuse pour nous plonger dans cette errance collective hallucinée.

Il y a de quoi péter un plomb.

C’est que le spectre de l’économie s’est répandu sur le confinement ; avec un gouvernement minoritaire allant de la droite dure à la droite forte, comment aurait-il pu en être autrement ?

Avec la reprise de l’économie, c’était trois pas en avant, deux pas sur le côté. On rouvre les magasins d’abord, mais in extremis on permet les fameuses « réunions à 4 » pour la fête des mères.

Bien. La mansuétude n’a donc plus aucune limite.

Cela étant acquis, le gouvernement semblait avoir appris à ménager la chèvre de la reprise économique avec le chou amer de la « société » parce qu’il le fallait bien.

Et là-dessus, une inexplicable embardée ; reprise totale des écoles maternelles et primaires. Après nous avoir juré que les enfants étaient des vecteurs. Qu’il fallait « 4 m2 », qu’on allait vider les écoles pour faire de la place, prévoir des plannings, des rotations de classe, des banderoles, des sens de circulation. Qu’on allait se magner pour passer au mascara les chiottes délabrées, les murs fissurés, on allait foutre des rustines sur les établissements en ruine. Les gamins se tiendraient sur la même table toute la journée, pour apprendre, jouer ou manger. Avec un masque en option ; c’est fortement conseillé. Dans la cour de récréation, il s’en fallut de peu que certains envisageassent de les enchaîner à 1,50 mètres de distance.

Plus rien de tout cela n’est maintenu ; circulez, y’a plus rien à voir.

De qui se fout-on ?

On ne badine pas avec les récits. Le récit de la pandémie, de cet ennemi invisible, que le gouvernement a produit lui-même à grands renforts de médias abrutis et d’experts soufflant dans le sens de ce vent là, ce récit a désormais une existence réelle. On ne peut pas simplement prendre un contre-pied pareil.

Alors de qui se fout-on ? Des élèves ? Des institutrices et instituteurs ? Des directions d’école ?

Soyons précis ; on se fout de la gueule de toutes celles et tous ceux qui ont un tant soit peu respecté les règles les plus strictes du confinement. Et qui se sentent pris pour des cons et qui ont bien raison de se sentir pris pour des cons.

Le gouvernement, c’est un peu le beauf raciste à un souper de famille qui lâche une vanne pénible au moment précis où un ange passe, et qui ne recueille que des regards interloqués par tant de bêtise et des rictus en demi-teinte.

C’est ignoble.

Jusque là, on peut encore avaler sa chique de travers et relativiser, se dire qu’au fond, ça fera du bien aux gamins de revoir la camaraderie dans des circonstances moins baroques. Que les parents pourront souffler quelques semaines avant les « grandes vacances » (le premier qui y touche, à celles-là, il ramasse une bastos).

Le problème est qu’il demeure un motif d’indignité grave dans la rhétorique gouvernementale, qui hélas ne peut s’absoudre d’un geste désinvolte.

Le gouvernement a osé se réclamer de l’avis de pédiatres exprimés dans une carte blanche. Et ça, c’est une honte qui restera gravée au fer rouge dans la longue et touffue histoire de l’incurie gouvernementale.

L’avis de pédiatres ?!

Ils étaient où les pédiatres quand il s’est agi d’instaurer le Conseil national de sécurité qui a été composé d’économistes et d’experts scientifiques ?

Depuis le début de cette crise, sociologues, philosophes, anthropologues, psychologues multiplient les prises de position, les cartes blanches, les tribunes, et même les offres de service, dans le dédain le plus absolu (près de 300 chercheurs en sciences sociales ont formulé des offres de service concrètes au gouvernement, qui n’a pas sourcillé). Pas une réponse un peu sérieuse.

Une crise comme celle du covid nécessite de produire un savoir à la hauteur des circonstances. Qu’est-ce qu’on en est loin! À des années-lumières. Depuis le début de cette crise, on nous matraque tous les jours des chiffres de morts et d’hospitalisations qui n’ont ni queue ni tête, de l’épidémiologie au doigt mouillé, faute de disposer des capacités suffisantes pour tester et dépister en masse. On n’a aucune population de référence stable et pourtant on agite ces chiffres rouges sous le nez d’une « opinion » terrorisée.

Comment se construit une parole publique ? Quels faits scientifiques vont-ils être établis et surtout comment va-t-il en être tenu compte ? Comment différentes expertises peuvent-elles dialoguer, se rencontrer, se confronter ? Quels savoirs sont-ils les plus pertinents pour penser quelque chose de digne d’un événement tel que le covid ?

L’importance d’occuper une parole publique pour dire « la vérité » dépend de façon étroite des effets que cette vérité peut produire. Jusque là, on a focalisé avec une outrance tout à fait spectaculaire sur ces chiffres morbides qui ne disent rien, absolument rien, de l’expérience vécue par tout un chacun-e, et qui ont pour seul effet de créer une grande crampe de la pensée, des légions de paniqués cloués par la stupeur.

Il y a tellement de personnes qui n’en pensent pas moins et ne s’en laissent pas conter.

Ces personnes valent mieux que cette expertise de pacotille qui déroule du chiffre, du chiffre, encore et toujours du chiffre, sans la moindre mise en contexte, sans la moindre sensibilité pour ce qui se passe vraiment. Je ne jette pas la pierre aux experts ; on pense toujours dans un agencement. Et s’ils ont pu occuper tant d’espaces de prime time en ânnonant des chiffres qui n’avaient aucun sens par et pour eux-mêmes, c’est bien qu’ils étaient mandatés pour ce faire par un gouvernement en totale roue libre et diffusés par des médias en pleine tétanie, incapables de faire du journalisme digne de ce nom.

On épiloguera longuement sur cette étrange conjonction historique qui a conduit les gouvernements occidentaux à imiter la Chine, elle-même parodiant les avis d’experts britanniques, puis s’imitant les uns les autres, et la machine qui a rendu possible cet espèce d’engrenage implacable où tout le globe, de proche en proche, a fini par être saisi. On dira que le virus est une sale petite bête, et c’est vrai, mais la sale petite bête ne suffira jamais à rendre compte des événements tels qu’ils se sont déroulés. Les conjectures ont de beaux jours devant elles.

Mais en attendant, à ce gouvernement belge, il faut dire : « vous n’aurez pas la légitimité des pédiatres ». Les pédiatres ils ont bon dos, quand il s’agit de renvoyer les bambins se contaminer entre eux et de renvoyer les parents au boulot. Alors quoi c’était un soufflé ? Il est retombé ? C’était du toc, tout ça ? C’était pas vrai ? Et la seconde vague ?

Il est plus vraisemblable que l’avis des pédiatres soit tombé à pic pour légitimer une décision d’ordre politique et la parer des atours de la parole scientifique, cette parole qui se caractérise par un très haut degré de cacophonie depuis le début de la crise du covid.

Quelles étaient les intentions des pédiatres ? Quelle est leur lecture du jeu politique dans lequel leur parole s’inscrit et se trouve, en l’occurrence, parfaitement alignée sur celle des lobbys patronaux qui souhaitent la reprise la plus prompte et la plus totale du travail salarié, qui s’inquiètent pour leur productivité ? Ont-ils eux-mêmes voulu « bien faire », pêché par naïveté ? Ont-ils été instrumentalisés par le gouvernement?

On s’en fout. Ce ne sont pas les bonnes questions. Ce qui compte, c’est la réponse faite au gouvernement que cette décision appelle. Faites ce que vous avez à faire, mais vous ne vous légitimerez pas sur le dos du « bien-être des gamins ». Vous n’irez pas dire que c’est pour leur bien que vous faites tout ça, la main sur le cœur. Mes gamins et moi savons ce qui est bon pour nous et on emmerde le gouvernement.

Si vous vous souciez vraiment de leur bien-être, payez leur des établissements décents, lâchez-leur vraiment la bride, laissez-les aller au cinoche, au bowling, à leur club de sport, voir leurs copains, bref, soyez cohérents et ré-ouvrez grand aux gamins les vannes de la société que vous aviez si drastiquement fermées… Tant qu’à faire, laissez leurs parents faire de même, parce que franchement on en a bien besoin.

À défaut de vous suivre ou de vous attendre, on serait un petit peu plus habilités à s’occuper de nous-mêmes et ce serait déjà ça de pris.

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