L’école d’après #1

Le texte qui suit a été écrit par deux professionnel.les de l’enseignement en Fédération Wallonie-Bruxelles à la fin de la tumultueuse année académique 2019-2020. Il exprime donc leur état d’esprit d’après confinement et développe une analyse de la situation construite à partir des expériences vécues et des infos connues au mois de juin. Il est inactuel mais nous permet justement de comprendre un des enjeux majeur de la rentrée scolaire 2020.

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Episode 1 : Cris et Chuchotements

Le texte qui suit a été écrit par deux professionnel.les de l’enseignement en Fédération Wallonie-Bruxelles à la fin de la tumultueuse année académique 2019-2020. Il exprime donc leur état d’esprit d’après confinement et développe une analyse de la situation construite à partir des expériences vécues et des infos connues au mois de juin. Il est inactuel mais nous permet justement de comprendre un des enjeux majeur de la rentrée scolaire 2020.

« Madame j’ai un doute… c’est demain ou jeudi que je dois venir ? »
Messenger, dimanche 16h.
« Madame, j’ai oublié, le travail de Madame D, c’est pour quand ? »
Messenger, jeudi, 22h47.
Je ne vais pas retranscrire ici tous les messages reçus. Je n’écris pas un bouquin. Puis avouons que leur contenu a un intérêt relativement limité.
Ce qui est usant, ici, c’est la forme. Car à toute heure, chaque jour, je reçois désormais ce genre de messages, dépourvu de formule de politesse et me demandant de répéter des infos souvent communiquées plusieurs fois déjà. Pourtant, je n’accepte aucun élève sur Facebook, jamais. Alors, comment en suis-je arrivée là ?

Ce témoignage, c’est du vécu, du personnel, c’est aussi celui de pas mal de collègues.
Le confinement de ce printemps a bouleversé bien des vies, des familles, des relations, des pays entiers, des métiers aussi.
Notamment celui d’enseignant.e.
Petit retour sur les faits. Juste avant le printemps, la suspension des cours est décidée, d’abord dans l’enseignement supérieur, puis dans le secondaire et le primaire. Dans la foulée, le confinement est décrété dans tout le pays.
Sitôt cette décision politique prise, des injonctions parviennent à l’ensemble des instits et des profs : il faut garder le contact ! Vérifier que tout le monde va bien. « Prendre soin », selon la formule officielle. L’ordre vient d’en-haut et il paraît plein de bon sens…
Il nous faut donc nous organiser, garder le contact avec les élèves et entre collègues, donner du travail, assez mais pas trop, pas nouveau mais pas répétitif, pas coté, pas obligatoire pour les élèves, mais sur lequel ils auront un feedback… Et on compte fermement sur les titulaires (encore et toujours) pour le faire((qu’est-ce qu’un.e titulaire ? C’est un.e prof qui, en plus de son boulot ordinaire, va gérer tout le côté administratif (et parfois affectif pour les plus impliqué.es) d’une classe. Bénévolement bien sûr.)).

Titulaires impliqué.es (on ne se refait pas), nous voilà donc devant la tâche de mettre en contact profs (dont nous n’avons pas spécialement les coordonnées) et élèves (dont nous n’avons aucune coordonnée). Comment ? Car cette crise, on ne l’attendait pas. Nous n’avons donc pas de réseau officiel établi. Ni de formation.
Commençons par la coordination avec les collègues : certains n’ont pas Messenger, d’autres n’ont pas WhatsApp, certains n’ont pas de GSM, d’autres maîtrisent à peine leur (vieil) ordinateur (pour ceux qui auraient un doute, l’école ne nous fournit évidemment pas d’ordinateur, il s’agit de matériel personnel). L’idéal serait d’initier chacun à un seul réseau, bien sûr, mais…

Vous avez déjà essayé d’expliquer à votre grand-mère par téléphone comment vous envoyer un SMS ? Ok, alors vous voyez où est la difficulté… Chaque prof nous communiquera donc son travail par le canal qu’il maîtrise ou affectionne. À nous de centraliser.
Et pour les élèves ? Nous enseignons dans un contexte socio-économique où ils n’ont pas tous accès à un ordinateur, à une boîte mail. (La fracture numérique ? Mais parlons-en !). Nous aurions pu les guider pour en créer une mais, contrairement à ce qu’on pourrait croire, certains jeunes ont vraiment du mal en informatique (et on revient à ta grand-mère que tu dois guider par téléphone). Il nous fallait aussi pouvoir leur transférer des fichiers (travaux). Nous avons donc choisi de faire un groupe Messenger. (Tu la vois venir la grosse bourde là ?)
Au début, tout allait bien. On leur transférait les travaux avec les consignes appropriées. Mais très vite, les failles du système sont apparues. D’abord, ils s’interpellaient les uns les autres sur le groupe. Faisant sonner le GSM comme un carillon un jour de fête. Ensuite, comme fatalement la conversation était un peu polluée, les fichiers n’apparaissaient plus aussi directement et les consignes non plus. Ils n’hésitaient donc pas à nous interpeller pour savoir pour quand était tel travail et si on pouvait peut-être leur faire un planning avec tous les travaux qu’il y avait à faire.

Pour ceux qui auraient un doute, un.e titulaire n’est PAS un.e secrétaire particulière. Qui plus est, nos élèves sont des « grands », ils sont en 5ème et 6ème secondaires, on peut penser que cela fait partie de leur boulot de s’organiser… Force fût de constater que le réseau Messenger levait certaines barrières. Plus la peine de dire bonjour, de vérifier son orthographe ou simplement d’utiliser des formules de politesse qui, nous, vieux de la vieille, nous paraissent indissociables d’une conversation avec un prof, voire un humain, quel qu’il soit. Nous nous sommes donc retrouvés envahies, littéralement envahies. Même si nous mettions maître GSM en sourdine pendant une heure ou deux, quand on y retournait, on avait droit à des élèves nerveux de ne pas avoir de réponse rapide. Des messages à toute heure du jour et parfois de la nuit. Y compris les weekends. Quand nous leur avons dit qu’il fallait quand même se limiter sur cette conversation de groupe, ils ont enchaîné en conversation privée. Le peu d’élèves à qui réponse n’était pas donnée (ou pas donnée dans l’heure) s’en sont offusqués lourdement et ont utilisé d’autres canaux pour rentrer en contact. Cependant, ceux à qui nous répondions promptement, se sont pour la plupart dispensés d’un remerciement quelconque…

Tout à coup, par la magie du confinement (qui a rendu floues chez certains les limites du réel et du virtuel) et des réseaux de communication sociale, les frontières entre l’école, la famille, la sphère intime ont fondu. En tant que titulaires, nous accompagnions nos collègues et nos élèves dans leur travail, selon LEUR horaire qui commençait aux aurores (plutôt chez les profs), à midi ou à « 14h00 du matin » (plutôt chez les jeunes) et pouvait se prolonger après 23h.
Nos contacts ne connaissaient plus les tranches de 50 minutes ni les zones réservées que sont les salles des profs. Nous étions là, partout, tout le temps, jusque dans leur chambre et jusque dans leur lit s’il leur prenait la fantaisie d’y travailler un peu…
Voilà qui n’allait pas sans poser quelques problèmes de… distance !
Et puis vint la réouverture partielle des écoles.

Lorsque, début juin, les 6èmes sont rentrés en classe, nous nous sommes dit que ça allait mieux se passer. Grosse erreur. Ne venant que 2 jours par semaine en cours, les élèves n’ont pas hésité à nous interpeller tous les autres jours. Sans compter que ceux qui ne rentraient pas en cours, un peu largués, nous sollicitaient d’autant plus.

Soit, on rentrait enfin en classe, c’était le principal !

Quoique… Dans notre collège, pratiquement AUCUN élève de 6ème de l’enseignement général n’est rentré en mai ! Très peu dans les autres filières. Assez souvent, le matin, nous arrivions pour constater que, tiens, aujourd’hui, pas d’élèves !
Comme si l’enseignement, non seulement avait perdu son caractère obligatoire (qui, de fait, avait été suspendu), mais qu’en plus il avait perdu une bonne part de sa substance et de son intérêt.
Toute cette créativité, toute cette débrouille dont les instits et les profs avaient fait preuve, tout ce qui nous avait amené.es à répondre aux questions, aux inquiétudes, aux plaintes de nos élèves et parfois aussi des parents d’élèves, tout cela, c’était pour personne.
Bien entendu, s’il est possible de suivre les cours à tout moment, de chez soi ou d’ailleurs, sur son smartphone ou son PC et si un tel cursus est suivi d’une attestation de réussite, alors, de fait, l’école, ce n’est pas VRAIMENT nécessaire ! Pourquoi ne pas continuer de la sorte du coup ?

Le Ministère de l’enseignement en FWB a senti le problème. Il a attiré l’attention des conseils de classe sur le risque d’une « pandémie » de décrochage scolaire. Il nous a invité.es à ne pas prendre de décision de non-réinscription pour l’an prochain. De même, il nous est demandé de ne pas exclure d’élèves en 2020-2021…
Bon, nous ne sommes pas certains que ces mesures, prises quasi isolément, constituent des solutions miracles. Tu ne fout rien à l’école, tu y es ingérable ? Bah, tu continues à y venir, comme si de rien n’était, sans que rien ne change… et ça finira par s’arranger…
Mais, d’ailleurs, le but est-il vraiment « d’accrocher » les jeunes ?
Depuis des décennies, l’OCDE et d’autres lobbies ultra-libéraux font miroiter aux acteurs privés qui parviendraient à mettre un pied dans les écoles des retours sur investissement pharaoniques. Les forces vives de nos sociétés, enseignant.es en tête, s’y opposaient avec la dernière vigueur…
Et puis nous voilà en 2020.
Un confinement plus tard, le Ministère de l’Enseignement nous transmet sa circulaire n° 7625 et nous y découvrons d’abord que, dorénavant, une part substantielle des cours se donnera à distance et que, dans ces conditions, les écoles et les PO sont sommés de trouver des partenariats avec des entreprises PRIVEES (on met en gras parce que là est le danger) susceptibles de nous proposer des applications et des logiciels d’éducation et de communication entre enseignant.es, parents et élèves…
Pour l’enseignement catholique, le choix est déjà fait, ce sera ITSLEARNING.
Et il sera sans doute demandé aux enseignants que nous sommes de participer à la construction d’outils destinés, in fine, à se passer de nous. Comme la plupart des autres professions… Nous aurons à subir des contrôles de l’ordre, du flicage permanent (puisque nos cours seront en ligne, la chasse au paresseux, au contestataire, à l’écolo, au gauchiste, au féministe, au gréviste etc. sera ouverte). Comme dans la plupart des autres professions… Ne pouvant entrer en contact que via la plate-forme, le contact sera (enfin) sous contrôle.

Quant à la fracture numérique montrée de façon criante par le confinement, elle aura… disparu ! Depuis des années, l’enseignement fait l’aumône. En vain, il n’y a plus de sous. Sauf que le fédéral vient d’en trouver. Magie ! On va équiper ceux qui en ont besoin. Il n’y aura donc plus aucune différence entre le jeune équipé par le gouvernement, et celui qui a pu s’offrir le dernier Mac avec débit illimité ? Cool.
Nous devrons bien sûr fermer les yeux sur le temps passé par les enfants devant des écrans…
Et bien entendu, la société entière sera bien inspirée de ne pas voir l’impact énergétique et le surcroît de pollution induits par la numérisation systématique des enfants et des jeunes…

En 1972, Ingmar Bergman a commencé le tournage de Cris et chuchotements, un huis-clos étouffant autour d’une mourante que ses filles, perdues dans leurs vies envieuses, veules et passablement ratées, délaissent et que seule une ancienne domestique accompagne vraiment. Sitôt la mère décédée, les deux filles s’entendent assez pour jeter la domestique à la rue, histoire de tirer au plus vite profit de l’héritage. Et, en faisant cela, elles détruisent ce que leur mère avait de plus beau à leur offrir : la joie fulgurante des relations humaines.
Aujourd’hui, c’est peut-être l’école qui est mourante…

Ou alors…

Ou alors nous allons profiter de ces technologies pour faire notre boulot différemment. La première étape sera de réglementer les horaires. Pas question d’être corvéable à toute heure du jour et de la nuit. Mais il faudra aussi réglementer le temps passé devant les écrans (les études montrant le caractère délétère de la boulimie d’écrans chez les jeunes sont assez nombreuses pour remplir des bibliothèques). Ces nouvelles pratiques doivent enrichir la relation pédagogique, pas la remplacer. C’est ça qui est capital !
Comme dans les autres métiers en pleine informatisation, l’évolution devra nous rendre la vie plus facile mais pas remplacer le contact humain. Nous pourrons, pourquoi pas, un jour par semaine, axer l’apprentissage sur les nouvelles technologies, sur la conception de vidéos, de textes, de contenus artistiques (entre autres) qui font appel aux médias… Cela permettra aux jeunes de s’exprimer différemment et, qui sait, mieux peut-être.
Vous allez dire que tout cela est utopique, que nous habitons le pays des bisounours, mais laissez-nous y croire. Laissez-nous croire que les avancées technologiques vont nous permettre de mieux vivre, mieux consommer, mieux apprendre. Laissez-nous croire que ce confinement, vous a vous aussi fait réfléchir, qu’il vous a permis d’entrevoir de nouvelles possibilités, une nouvelle façon de vivre.
Laissez-nous y croire… mais pas seulement ! Rêvez avec nous ! Mais, plus encore : changeons l’école ensemble ! Il va falloir agir si nous voulons prendre cette voie. Alors, prêt.es pour le grand départ ?

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