Pendant la première vague, nous avions décidé à l’ASBL D’une certaine gaieté de soutenir les artistes coûte que coûte. Ça nous semblait être la chose à faire, mais on n’imaginait pas que cette situation (confinement, fermeture des structures culturelles…) allait durer 2000 ans. Nous avions l’expérience de l’édition numérique et nous avions donc proposé tout naturellement des vidéos, des capsules sonores, des podcasts… Nous avions participé à l’émergence du “live streaming” comme nouvelle norme culturelle un peu malgré nous, et nous n’avions pas vraiment pris le temps de nous poser la question parce que la situation semblait inédite, temporaire, et qu’elle demandait de répondre dans l’urgence à des questions sociales et culturelles.
La seconde vague…
En novembre, puis surtout en décembre, nous avons décidé de questionner ce rapport avec la temporalité de la situation ; d’une urgence on était passé à une habitude. Un peu comme quand chacun.e a pu voir que les panneaux “masques obligatoires” passaient du carton au métal dans nos rues… Mes collègues et moi, nous avons donc décidé de nous poser des questions sur cette frénésie de la “culture online”, qui fleurissait partout sur les plateformes, les réseaux sociaux, les sites internets des opérateurs culturels et des artistes. Cela semblait devenir une sorte de “normalité” qui nous questionnait. Moi, mon “instinct” me disait que je n’avais pas envie de répondre de cette manière là en tant qu’opérateur culturel, et j’avais envie de comprendre pourquoi…
Puis nous avons cosigné une carte blanche portée par de nombreux acteurs culturels qui disait notamment ceci : “Cela fera bientôt un an que nous vivons sous le régime d’un confinement à géométrie variable, (…) qui institue des habitudes virtuelles qui marqueront notre société pour longtemps, (…)”((le texte intégral, notamment ici sur le site du Soir : https://plus.lesoir.be/344860/article/2020-12-21/carte-blanche-la-culture-nest-pas-une-variable-dajustement)) Nous en avons donc discuté, notamment lorsqu’il s’est agi de participer ou pas à une “fête online”, et on se disait que ce n’était pas notre truc d’imaginer la culture comme ça ; des individus seuls, derrière leurs écrans, qui consomment de la culture sur des plateformes… Je m’étais dit que je n’avais pas envie de participer à ce dont rêvent les GAFAM et la startup nation ; une culture exclusivement numérique, désignée rien que pour nous, comme le reste, avec abonnement mensuel et consommation illimitée… Non. Je n’en voulais pas.
Le “tout-au-numérique”
Ce qu’on essaie de nous vendre, depuis de nombreuses années déjà, c’est bien ça ; un monde rempli de “smart cities” regorgeant d’objets connectés, hyper intuitifs et vachement utiles. L’Europe a par exemple prévu dès 2010 une “stratégie numérique pour l’Europe”((https://www.europarl.europa.eu/factsheets/fr/sheet/64/une-strategie-numerique-pour-l-europe)) qui promet le nirvana aux 740 millions d’européen.ne.s en instituant le principe du “digital par défaut”. Elle prévoit effectivement que “tout service soit conçu à la base, en format numérique de sorte à être tellement attrayant que la grande majorité des transactions s’effectueront désormais en ligne”((cité dans le baromètre de l’inclusion numérique 2020 (UCLouvain et VUB), p.1)). Mais nous savons, par l’utilisation que nous en avons depuis longtemps maintenant, que ce n’est pas la réalité. La réalité semble plutôt ressembler, si l’on est à-moitié-pleiniste, à un monde comme avant mais avec plus d’objets et d’addictions, moins de liens et de relations. Et si on est à-moitié-vidiste, carrément à une dystopie Orwellienne ou un monde à la Matrix…
Moi je suis plutôt à-moitié-vidiste, et j’ai eu des retours assez désabusés : des fonctionnaires qui bossent en 2020 avec Windows XP sur un ordi à disquettes, des classes avec des tableaux interactifs qui prennent la poussière et ne servent qu’à regarder la vidéo du vendredi-d’avant-les-vacances, des facteurs qui sont contrôlés dans leurs trajets journaliers et sanctionnés si la cadence ne suit pas, des accidents à cause d’un Siri qui ne comprend rien à rien, une uberisation de certains secteurs dont on n’imaginait pas que c’était possible d’ubériser((Comme le service aux personnes ou les circuits courts alimentaires pour ne citer qu’eux.))… Bref, ça marche moyen. Puis ça pèse sur l’environnement. Puis ça coûte bonbon…
Plus près de chez nous, la stratégie numérique wallonne (via la plateforme “digital wallonia”) prévoit entre autre de développer les compétences numériques des citoyens – objectif louable, mais en expliquant en introduction que “(…) Les citoyens sont la première richesse d’un territoire. Les Wallons doivent devenir les acteurs de la transformation numérique par l’acquisition des compétences technologiques, l’adoption des comportements entrepreneuriaux indispensables et la maîtrise des enjeux et outils de la citoyenneté digitale.”((https://www.digitalwallonia.be/fr/strategie-numerique/competences-numeriques)) Moi, quand on me dit qu’on doit adopter un comportement entrepreunarial, ça me file des boutons…
Illustration : Stéphanie Geoffroy
Et puis surtout, et c’est bien là le cœur de mon propos, ça détruit le lien. Le “tout au numérique” atomise complètement le corps social et son besoin de construction collective d’un avenir et d’une mémoire. Le résultat, c’est chacun derrière son écran, qu’il soit dans la cuisine, dans la bagnole ou celui du smartphone, qu’il soit au bureau, dans le bus ou au restaurant. Chacun.e derrière son écran qui se construit une vie seul.e.
Bon, au delà de cette figure romantique de la solitude extrême, nous savons depuis longtemps déjà quels risques pour la santé et surtout pour les facultés d’apprentissage l’utilisation croissante des écrans nous fait prendre((https://www.rtbf.be/tendance/bien-etre/sante/detail_l-impact-des-ecrans-sur-la-sante-mise-en-garde-contre-un-usage-incontrole?id=10172365)). Même les patrons des GAFAM interdisent les écrans à leurs enfants((https://www.francetvinfo.fr/sciences/high-tech/bill-gates-steve-jobs-quand-les-patrons-de-la-silicon-valley-interdisent-les-portables-et-les-reseaux-a-leurs-enfants_2514445.html)). “C’est pas une preuve, complotiste va…” entends-je distinctement. Mais malheureusement, les preuves ne manquent pas ; de nombreuses études ont montré les effets dévastateurs des écrans sur les facultés d’apprentissages des enfants. La FWB a d’ailleurs lancé il y a déjà quelques années une campagne “maîtrisons les écrans” via sa plateforme de prévention “Yapaka”. On peut dès légitimement s’interroger sur cette apparente schizophrénie ; d’un côté on pousse les gens à utiliser de plus en plus leurs écrans, et de l’autre, on leur explique pourquoi c’est dangereux et comment s’en passer… Bernard Stiegler rappelait il n’y a pas si longtemps que “tout est mis en œuvre pour faire de nous des crétins (le crétinisme n’est pas une insulte : c’est une maladie provoquée par une carence, et de nos jours, personne n’y échappe)”((https://blogs.mediapart.fr/edition/les-invites-de-mediapart/article/070920/demesure-promesses-compromis-23-par-bernard-stiegler)).
Dans le baromètre de l’inclusion numérique 2020 publié par la VUB et l’UCLouvain cité plus haut, on peut lire sans surprise qu’ “on peut parler d’avènement d’un contexte social de dépendance au numérique, c’est-à-dire une société soumise à l’usage des outils numériques, dans laquelle les services sont conçus pour des individus supposés utilisateurs. Chacun est invité à s’équiper et à maîtriser les technologies s’il ne veut pas être mis en difficulté pour accéder à un éventail croissant de démarches quotidiennes, dont celles relatives aux services essentiels.” Ce qui pose inévitablement la question de la marginalisation d’une partie de la population. Et ce qui génère de fait des inégalités entre ceux capables de tirer parti de l’usage des TIC et les autres…
Mais ce qui nous échappe dans ce concept du “tout au numérique”, c’est surtout la richesse de ce qui se passe entre deux corps, ou plusieurs, quand ils échangent, se rencontrent, partagent. Ce qui se passe là, c’est de l’ordre de l’alchimie, c’est à dire ce moment où la réalité est sublimée, où elle se transforme en fiction poétique, plus agréable et accessible, modulable et communicable.
Une alchimie entre les corps
Aujourd’hui, les agendas culturels agrègent dorénavant des données titrées “guide culture online du jour”. Elles s’amoncellent dans les chapeaux de leurs sites comme les choix d’hamburgers sur les panneaux de commande numériques dans les fasts-foods. Il s’agit aujourd’hui de dizaines, de centaines d’opérateurs culturels qui se saisissent de cette énième crise pour opérer ce tournant tant attendu par les firmes multinationales vendeuses d’espaces et de services numériques. Des théâtres proposent donc aujourd’hui des ateliers online de manière pérenne, des salles de concerts proposent des concerts “expériences” online comme nouvelle forme culturelle, des centres culturels réfléchissent à une stratégie d’investissement numérique à long terme…
Bien sûr que la culture, comme le reste, peut se vivre aussi dans la sphère numérique. Il ne s’agit pas de “s’éclairer à la bougie” ou de “laisser passer le train du progrès” (sic). Nous avons d’ailleurs fait le choix à l’ASBL D’une Certaine Gaieté de nous investir dans la construction de plusieurs sites internets, médias numériques et blogs multiformes comme l’Entonnoir notamment. Nous pensons avec mes collègues qu’il est évidemment nécessaire d’expérimenter des formes de diffusion et de communication transmédiatiques qui utilisent la technologie numérique pour permettre aux artistes et aux gens de s’exprimer, et aux publics d’expérimenter et de se croiser. Il nous semble également évident que le numérique est un outil, comme un autre, au service de la culture. Mais pas un objectif en soi, et surtout pas un objet supplémentaire d’aliénation.
Nous ne voulons pas d’un public composé exclusivement de gens seuls, derrière leur écran, incapables de partager ni avec l’artiste, ni avec ses comparses du public, la multitude de sentiments qui le traversent lors de cette expérience culturelle. Or c’est bien ça qui fait la culture ; le partage d’expressions, de créativité, de savoirs, de savoirs-faire et surtout des sentiments qui nous traversent toutes et tous. Cette alchimie entre les corps qui partagent et communiquent est à la base de la conception de l’acte culturel et de sa diffusion ; c’est même le but recherché par l’artiste lorsqu’il crée, la plupart du temps. Elle est d’ailleurs au cœur de bien des pensées plus cosmologiques encore : il s’agit par exemple pour Starhawk d’unifier spiritualité et politique à travers les corps((lire Starhawk, “Femmes, Magie et Politique”)). Les esprits ne peuvent se cultiver, faire politique, penser leur rapport au cosmos derrière un écran, seuls, isolés, séparés de leurs corps, et surtout des interactions que celui-ci pourrait avoir avec d’autres. La culture (c’est à dire ici l’acte ou l’objet culturel) ne saurait pas se constituer dans l’abstrait de l’esprit uniquement, à travers des concepts ou des mots, des images ou des sons exclusivement. Elle a besoin de passer à travers nos mains, nos bras, nos pieds, nos lèvres, nos paupières, nos bouches, nos gorges. Le corps a besoin de ressentir l’expression de l’acte culturel (le son par exemple), et à l’inverse la création et le partage partent des corps eux-mêmes.
Il s’agit fondamentalement de lutter contre cette “séparation”, dont plusieurs auteurs/trices, philosophes et essayistes parlent depuis Descartes, de cette séparation entre le corps et l’esprit. On se rend donc vite compte qu’évoquer les actes culturels à travers le numérique amène à penser bien plus loin que notre rapport aux écrans ou l’évolution vers le tout au numérique. Cela nous fait réinterroger le rapport entre corps et esprit, entre physique et psychologique, entre notre condition animale et notre désir de devenir démiurge.. Mais pour effectuer cela, je manque de compétences ; je laisserais donc chacun.e approfondir le sujet en allant rencontrer d’autres penseurs.euses compétent.e.s qui ont déjà utilisé les sciences et la pensée critique pour mener ce genre d’analyse…
“Accepter que nous ne savons pas comment faire de la culture en 2021 c’est un projet ambitieux.”((la formule est de Werner Moron, artiste plasticien, gestionnaire du Musée de l’éphémère à Herstal.)) Nous sommes perdus ; nous ne savons pas comment faire, si ce n’est ajouter au “bruit sur l’internet”. En mettant le paquet maintenant sur le numérique parce qu’on ne peut plus rien faire d’autre, on risque de développer des formes abstraites, déconnectées, vides de vie sociale. Et puis politiquement, on n’a plus envie de consentir à cette politique sanitaire avec laquelle nous sommes définitivement en rupture. Il s’agit donc de s’arrêter et de réfléchir. Ensemble. Covid ou pas, le monde est en mutation, la scène culturelle aussi. Et ce qui semble s’annoncer pour les prochains mois, voire les prochaines années n’est pas de nature à améliorer nos perspectives ou à nourrir des idéaux positifs. Comment faire de la culture en 2021 ? On ne sait pas trop… On va essayer.
Le sens de la fête
La fête est un des visages de la culture : carnavals, concerts, dj set, kermesses ou guinguettes,… C’est le visage de la culture qui fédère, qui agrège les corps, qui garantit le lâcher prise, qui ravit. Celui qui propose de renverser l’ordre social, de transcender l’ennui et la morosité. Or la fête n’existera jamais sur le web, c’est impossible de fêter quoique ce soit en Zoom Pro, ni même en Jitsii. Au mieux, on est à deux ou trois derrière un écran, on peut donc partager les émotions ressenties entre ceux/celles qui sont du même côté de cet écran. Mais pas à travers : c’est comme si l’écran filtrait nos émotions, en complexifiait fortement le passage. Il est clair que la visioconférence, outil par excellence de l’année 2020, permet de rapprocher les gens éloignés. Mais elle comporte aussi des inconvénients avec lesquels il est très compliqué de composer ; le délai, la latence, le non verbal qui ne passe pas… Les réseaux sociaux pour échanger, pour s’exprimer, pour satisfaire son côté voyeur ou cracher son venin comme Facebook, oui. Même Tik Tok ou Twitch pour partager, s’inspirer, échanger, pourquoi pas… Mais faire la fête sur une plateforme web, ça non…
La fête est le lieu avec le plus gros potentiel transmédiatique ; on peut tout échanger, par n’importe quel moyen, tant que les corps sont présents. Quand je danse sur de la musique dans un festival ou une salle de concert, je peux à la fois “me perdre” et faire corps. Mon corps n’est plus, il peut s’abandonner parce que ce qu’il se passe entre lui et ceux des autres danseurs et danseuses présents crée un “tout” qui fait corps et prend alors un sens commun unique, impossible à vivre derrière un écran, seul. Le rire partagé en direct est mille fois plus efficace et puissant que celui partagé à travers un écran : “Le principe du rire et de la sensation carnavalesque du monde qui sont à la base du grotesque détruisent le sérieux unilatéral et toutes les prétentions à une signification et à une inconditionnalité située hors du temps”((Mikhail Bakhtin “François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance”)). Le rire partagé au carnaval est donc la principale possibilité de porter le lourd fardeau de la vie et de son cortège d’inégalités, de lutte des classes et de tout ce sérieux étouffant de la condition humaine. Imaginez-vous deux minutes un carnaval online. Si si, faites-les, vous verrez que ça ne tient pas la route…
Le carnaval, la fête, le “monde de la nuit” aussi, sont des moments et des espaces où l’incontrôlable peut arriver, où l’on échappe au jugement, où “ce n’est pas seulement la possibilité de la fête et de se divertir mais le droit à la variation temporelle qui rompt avec les statuts et les assignations du quotidien.”((Michael Foessel dans https://www.liberation.fr/debats/2020/10/16/michael-foessel-le-couvre-feu-renvoie-a-la-defiance-que-le-pouvoir-politique-entretient-avec-la-nuit_1802489/)) C’est peut-être là une question à se poser ; pourquoi les corps individuels derrière leur écran forment-ils une perspective si enviable pour l’État et les géants du numériques (deux des quelques institutions qui se partagent le pouvoir aujourd’hui) ? Une question que se posent de nombreux.ses penseur.euse.s depuis longtemps : de Foucault jusqu’à Stiegler en passant par Gilles Deleuze…
La lutte des corps
Il va donc falloir lutter pour que nos corps continuent à faire culture. Quitte à devoir apprendre à “vivre avec le virus”. Quitte à désobéir et prendre des risques, oui. Il est temps, en tout cas, de faire fonctionner cette balance “bénéfices/risques” pour tenter de répondre aux questions comme “Pourquoi un covid long a plus d’importance qu’un artiste au bord du suicide, un jeune qui fait la file aux urgences psychiatriques ou un patron de café qui fait faillite et perd son logement ?”. “Avoir un monde en partage implique que les gens aient encore du plaisir à se fréquenter directement, à s’aimer ou à entrer en conflit les yeux dans les yeux (…) La possibilité d’échapper un tant soi peu à l’emprise numérique dépend beaucoup du métier qu’on exerce. Mais rien ne sert de chercher à s’en prémunir seul, il n’y a que des réponses collectives qui peuvent arrêter ce rouleau compresseur.”((Matthieu Amiech et le groupe Marcuse, cité dans l’article suivant : https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/130321/matthieu-amiech-la-gestion-de-la-crise-sanitaire-nous-entraine-vers-une-societe-machine?page_article=3)) La lutte à mener ensemble, ce n’est pas une “guerre contre le virus pour qu’on puisse retrouver le monde d’avant” (on n’en veut pas du monde d’avant, et on n’aime pas les discours de guerre…). Ce serait plutôt une insatiable lutte contre un ensemble d’habitudes et de fonctionnements, un “système”, qui prive les corps de la plus essentielle alchimie qui les nourrit, sous prétexte de faire “barrage”. Un système qui préfère contrôler les corps et vendre la culture à travers un écran plutôt que de voir éclore autant de formes culturelles qu’il y a de corps.