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​​« Vous êtes vaccinée ? »

L’extension du dispositif de « Covid Safe Ticket » à la plupart des activités qualifiées de « non-essentielles » (sport, culture, socialisation… bref, la vie), c’est la toute dernière trouvaille des autorités francophones belge dans la lutte acharnée qu’elles mènent contre la pandémie.

15 octobre 2021

L’extension du dispositif de « Covid Safe Ticket » à la plupart des activités qualifiées de « non-essentielles » (sport, culture, socialisation… bref, la vie), c’est la toute dernière trouvaille des autorités francophones belge dans la lutte acharnée qu’elles mènent contre la pandémie. Cette mesure vient rejoindre un longue liste de tentatives d’éradiquer le virus par des moyens réglementaires, policiers et parfois un peu absurdes (au sens montypythonesque du terme). Rappelons-nous du port du masque en extérieur partout tout le temps (même dans la forêt et les champs), du couvre feu ou encore de l’interdiction de jouer dans les parcs au printemps (même pour les enfants). Dans la société du « retour à la vie normale », plus rien ne semble désormais pouvoir nous étonner – et c’est bien là un problème d’une terrible gravité. Mais, heureusement, Quora Reggi, elle, n’a rien perdu de sa faculté à bombarder le « monde d’après » de questions explosives.

« Vous êtes vaccinée?», c’est avec ces mots de bienvenue que je fus accueillie récemment par le propriétaire du logement où je devais passer quelques nuits, outre-Quiévrain. Curieuse entrée en matière, me suis-je dit sur le moment, sans doute une coutume locale. Je ne m’en suis donc pas inquiétée plus que cela. Après tout, le plaisir des séjours à l’étranger, c’est aussi d’être confronté aux usages les plus exotiques. Mais quelle ne fut pas ma surprise de constater à mon retour que cette mode avait gagné ce côté-ci de la frontière. Elle méritait sans doute que je m’y arrête un instant.

Il y a quelques semaines encore, ou étaient-ce quelques mois, nous avions pour habitude de saluer les gens d’un simple bonjour. « Salut » pour les plus intimes, ces personnes à qui nous pouvions légitimement souhaiter un peu de bien. Lorsque les circonstances le permettaient, nous enchaînions volontiers avec un « comment vas-tu ? » – ou « comment allez-vous ? », s’il fallait garder la distance sociale de rigueur. Derrière cette formule anodine, il ne fallait rien chercher de plus qu’une invitation, une possibilité ouverte à l’autre de nous raconter ce qu’il souhaitait nous confier, un épisode récent dans sa vie, les dernières trouvailles de ses enfants ou l’état de santé de ses parents.

À ces formules banales s’en est donc ajoutée une autre, quand elle ne s’y est pas substituée. Phénomène étrange, cette dernière ne semble plus réservée à des proches, ni même à des connaissances. Elle s’adresse désormais à tout le monde, indistinctement, dans un apparent mouvement démocratique d’abolition des barrières. Or, à bien y regarder, la formule s’avère étonnante : « es-tu (ou êtes-vous) vacciné ? ». De prime abord, nous pourrions croire que nous restons là dans le même registre phatique : une nouvelle expression convenue pour nourrir la conversation et s’assurer que l’échange fonctionne. Mais ces trois mots dissimulent une autre intention que de dérouler à l’autre le tapis rouge de la conversation et lui laisser le droit de l’occuper comme il l’entend – déballer sa vie ou en taire les parties qui l’embarrassent. S’il s’agit encore de s’enquérir de sa santé, c’est cette fois d’une façon plus précise, comme réduite à un seul point.

Gardons-nous pourtant d’y voir le signe que nous serions subitement devenus soucieux du bien-être d’autrui. Car derrière cette question, c’est souvent notre propre santé qui nous intéresse. Demander : « es-tu vacciné ? », c’est sous-entendre : « as-tu participé à cette campagne de masse destinée à limiter la propagation de l’épidémie (et donc à ME protéger) ? » – je laisse ici de côté les postulats épidémiologiques et vaccinologiques d’une telle formule. Bref, nous nous permettons d’interroger l’autre, car sa décision, son choix, ses actes, impliquent directement notre santé. Une manière de se retourner la question « ça va ? », en somme : « si tu es vacciné, alors je vais bien, je te remercie ».

Or cette question, nous nous autorisons tous à la poser, à n’importe qui, parfois même sans prendre le temps de le saluer, quand bien même nous le rencontrerions pour la première fois. Mais qu’est-ce qui nous autorise subitement à entrer dans ce que nous considérions il y a peu comme l’un des domaines les plus intimes de la vie d’autrui ? Voyons-y un effet inattendu de la réciprocité – d’aucuns diront de la « solidarité » à laquelle nous sommes cordialement invités depuis plusieurs mois. Désormais en effet, nous admettons, voire nous jugeons banal qu’un agent de sécurité, une policière, un organisateur de festival, une patronne de bar, un restaurateur, une tenancière de boîte de nuit, un accompagnateur de train ou une hôtesse de l’air nous interroge sur notre carnet de vaccination par la voie détournée d’un contrôle sanitaire. Et pourquoi pas nous, dans ce cas ? Pourquoi nous refuserions-nous le droit d’interroger qui que ce soit, connu ou pas ? Après tout, puisque tout le monde le fait…

Mais nous n’en restons pas là. Nous ne nous contentons pas de nous enquérir du statut vaccinal de notre interlocuteur. Nous sommes aussi curieux de connaître ce qu’il en est d’un tiers. Nous aimons savoir qui en est, qui n’en est pas, qui a des doutes, qui fait partie de l’autre camp. Nous ne nous étonnons plus qu’un collègue, quand ce n’est pas un supérieur, fasse le point publiquement sur l’état des forces en présence, c’est-à-dire des poches de résistance, et cite les noms des personnes incriminées. Dans ce monde où nos repères sociaux et politiques ont été à ce point bouleversés, cela ressemble à une nouvelle manière de s’orienter, de savoir comment pensent désormais ceux dont nous pensions qu’ils pensaient comme nous (ou contre nous) et de construire de nouvelles alliances, en sachant à qui s’adresser et en quels termes, comme si savoir si l’autre était vacciné suffisait à le classer politiquement (dans le camp des gentils ou des méchants, chacun choisira).

Mais non, en fait, car un statut vaccinal ne dit rien de nos options politiques, tant il y a de raisons – plus ou moins bonnes – d’adhérer à la politique de vaccination ou de la rejeter. Vous pouvez être vacciné et contre le passe sanitaire. Vous pouvez refuser le vaccin pour vous-même et pourtant considérer une vaccination ciblée (et librement consentie) des personnes à risque comme d’intérêt public. Vous pouvez avoir cédé à la vaccination par facilité, commodité ou nécessité, mais certainement pas par esprit d’adhésion. Vous pouvez hésiter, car vous attendez toujours d’entendre l’argument convaincant, solidement étayé et porté par la personne adéquate (car vous n’appréciez pas qu’un médecin vous parle de liberté publique ou qu’un juriste vous entretienne des risques sanitaires). Mais qu’à cela ne tienne, nous n’irons pas souvent jusqu’à ce degré d’analyse. Nous en resterons à ce premier moment d’intrusion, tout en nous satisfaisant de ce qu’il dit sur (la surface de) l’autre.

Comment toutefois en sommes-nous arrivés à accepter si facilement de nous immiscer dans la vie d’autrui et, en contrepartie, qu’autrui s’immisce importunément dans la nôtre, à tout bout de champ ? Parce qu’à l’horizon se profilait un retour à la vie normale. En jouant ce jeu, nous espérons très sincèrement retrouver le monde d’avant, celui-là même que nous avons tant décrié lorsqu’il s’est arrêté subitement au printemps 2020. Tout bien considéré, qu’est-ce qu’il nous manque depuis que nos vies ont été chamboulées. Par cette question, nous en venons finalement à espérer que le monde d’après soit quand même un peu comme celui d’avant. Tant pis s’il reste des guerres, des famines, des catastrophes naturelles et de la pollution à outrance : rendez-nous ce monde qu’à la réflexion nous aimions tant, malgré ses (légers) défauts. Sauf que le monde qui point à l’horizon, ce monde d’après n’est plus vraiment celui d’avant. Une brèche s’est formée, entre un monde où une intimité était encore permise et un autre, d’une transparence totale, où nous nous autorisons à tout savoir d’autrui.

Est-ce cela que nous voulons, un monde d’après en apparence si proche de celui d’avant, bien que résolument différent ? Pour nous aider à faire le tri, risquons-nous à quelques déplacements. Pensons à demander à notre voisin s’il est circoncis ou à notre rendez-vous Tinder® s’il est vacciné contre l’hépatite. Envisageons ce qu’il se passerait si nous commencions à dresser la liste publique de nos collègues ménopausées, au prétexte qu’elles seraient plus dangereuses (parce que plus irascibles, c’est un fait connu depuis la nuit des temps masculinistes) ou plus efficaces (parce que moins susceptibles de s’occuper d’enfants en bas âge – une version tout aussi masculiniste, mais avec une pointe de néolibéralisme). Si ces expériences de pensée vous mettent aussi mal à l’aise que moi, c’est sans doute que vous n’êtes pas encore prêt à franchir le pas de ce monde qui s’ouvre à nous, du contrôle de tous par tous sur tout.

Dans ce cas, autorisons-nous à revenir un instant en arrière pour envisager plus largement les manifestations de ce monde nouveau et leurs effets. Au moment de télécharger l’application Covid-safe ou son pendant policier, Covid-scan, assurons-nous de le faire en connaissance de cause. Interrogeons-nous sur les raisons nous poussant à agir ainsi et évaluons si les liens de cause à effet qui les sous-tendent fonctionnent comme nous le croyons. Contrôler ou nous faire contrôler par à peu près n’importe qui peut-il nous rendre notre liberté d’avant ? Libérer les vaccinés des contraintes imposées aux non-vaccinés, de se soumettre à un test régulier, est-il vraiment un moyen non seulement juste et équitable, mais efficace pour produire la finalité visée : faire disparaître le virus ? Accepter cette mesure certes, mais jusqu’où et jusqu’à quand ? Serions-nous prêts à tolérer qu’elle s’installe dans la durée, dans l’hypothèse où le virus continuerait à circuler ? À partir de quand jugerons-nous que ce nouveau comportement devient odieux ? Et si l’objectif avéré du CST consiste à augmenter le taux global de vaccination, comment réagirons-nous si nous devions apprendre l’inefficacité de la mesure à remplir sa fonction officielle : éradiquer la circulation du virus ? En un mot, quand nous demandons à/de quelqu’un s’il est vacciné, gardons à l’esprit que c’est toutes ces questions que nous devrions être amenés à nous poser.

 

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