Aujourd’hui le CST peut sembler une évidence, un mal nécessaire, un détail. Ou alors il peut être le bâton-dans-les-roues-du-vélo-avec-nez-dans-le-guidon, l’épine dans le pied qui oblige à s’asseoir sur le bas côté, la goutte d’eau qui fait déborder l’eau qui chauffe dans la casserole avec la grenouille. L’occasion de faire ce qu’il semble chaque jour plus difficile de faire ; s’arrêter et penser ce qui nous arrive. La critique est acerbe mais sensée, engagée mais sensible. Elle est en tout cas absolument nécessaire au regard de ce que nous promet la multiplication de dispositifs de contrôle que le gouvernement met en place ces derniers temps.
Démanteler le commun et créer des colibris
On sait depuis les années 90 ici en Europe, et on le ressent de plus en plus chaque jour, que la doctrine néolibérale et le consensus de Washington ont modifié de manière souvent irréversible les services publics et nos rapports avec eux. Dans le domaine de la santé notamment, c’est le prisme économique qui mène désormais la danse ; la performance des investissements, les outils de contrôle et de gestion, la culture de l’audit, les PPP (partenariats public-privé) ou les DALY (disability-adjusted life year) ((En français dans le texte, les EVCI : « L’espérance de vie corrigée de l’incapacité est un mode d’évaluation du coût des maladies mesurant l’espérance de vie en bonne santé »)) promus par la Banque Mondiale ou le FMI via l’OMS, dans ce cas précis de la santé.
Ces institutions, à travers la dépendance de certains États au crédit, ont fait de la santé comme du reste une condition de la croissance ; les hôpitaux, et toutes les structures et les services de soins de santé constituent désormais un investissement économique à faire – ou pas – selon des critères capitalistes. Ils ne sont plus des droits qui répondent à des besoins essentiels. Ils sont devenus des variables économiques.
On a donc pu voir dans les choix opérés par les États ou les groupes privés gestionnaires un désinvestissement chronique dans ces structures essentielles, comme dans celles de la culture ou de l’enseignement. Dans le secteur de la santé, ce désinvestissement n’a pas comme seul effet de réduire ou laisser stagner le fameux « nombre de lits », ni même celui des salaires des infirmier.e.s, mais bien surtout de faire se dégrader les conditions de travail ((Voir https://lasanteenlutte.org/nos-revendications/)) et donc d’influer sur le rapport entre bien-être des travailleur.euse.s et service public, estime de soi et bien commun, etc.
Aux manettes donc, les États, les entreprises et les groupes gestionnaires. Ces États qui aujourd’hui sont en faillite sur le plan économique, mais surtout en mutation opérationnelle, en reconfiguration de mode de gouvernementalité (on en parlera plus loin), ce qui, dit comme cela, ne parait pas très grave, mais qui dans les faits, est extrêmement problématique. On le sent bien à travers leur gestion de « criseS » (pandémie, inondations,…) ; on peut chaque jour un peu plus se demander comme Mel Brooks s’il y a encore un pilote dans l’avion… Les entreprises et les groupes gestionnaires eux, en tout cas ne (se) mentent pas ; le seul objectif poursuivi c’est le profit. Point.
Aujourd’hui on peut donc légitimement se demander pourquoi un refinancement massif des métiers et des infrastructures de santé publique n’est pas opéré par l’Etat. Plus de lits ne réglera pas tout le problème, mais un refinancement (relativement ponctuel, et qui sait, pourrions-nous rêver « structurel ») serait tout aussi logique que la vaccination comme unique solution. ((À ce propos, le communiqué du 16/11/21 de ce collectif « Santé en lutte » ne dit pas autre chose : « Nous pensons que l’obstination du gouvernement à mettre en avant la vaccination comme seule solution à la pandémie est motivée par le refus d’améliorer l’état de nos services de santé et par les énormes bénéfices réalisés par les grands groupes pharmaceutiques. »))
Depuis des années, finalement ce qui se révèle c’est que l’Etat masque son désinvestissement en créant des colibris ; vous savez, ces petits oiseaux tous mignons qui peuvent soit disant éteindre l’incendie de la forêt en l’arrosant des quelques gouttes que peuvent contenir leur bec. De plus en plus, l’atomisation (à l’échelle de l’individu, de la famille,…) des responsabilités et des efforts à fournir dans le discours de l’Etat nous amène inévitablement à penser que cela sert principalement à cacher ce désinvestissement dont on vient de parler. Les derniers exemples en date sont criants ; c’est aux ménages et aux individus à faire des efforts pour éviter la catastrophe climatique. Evitons de parler des non événements que sont les COP et de l’absence criminelle de mesures mises en place pour éviter le drame (certains états sont désormais reconnus coupables juridiquement).
L’état au contrôle
Le désinvestissement n’est pas qu’économique, financier, il procède comme l’avaient vu Foucault puis Deleuze, du passage entre la société disciplinaire et la société de contrôle. Il ne s’agit pas que de délaisser certains secteurs moins rentables mais surtout d’opérer un changement, une reconfiguration, une mutation dans la manière de gouverner ; « la nouvelle médecine sans médecins ni malades qui dégage des malades potentiels et des sujets à risque, qui ne témoigne nullement d’un progrès vers l’individuation, mais substitue au corps individuel ou numérique le chiffre d’une matière « dividuelle » à contrôler ». ((Gilles Deleuze, « Les sociétés de contrôle », in L’autre journal, n°1, mai 1990))
Pour contrôler, on a besoin de différencier en triant, on a besoin de segmenter, séparer, diviser, fractionner. On a besoin de dispositifs et de nomenclature, de tiroirs, d’outils et de boîtes pour les contenir. Ceux-ci, dans la « crise » qui nous occupe, sont (très) nombreux et variés. On a pu voir à l’œuvre, dans le désordre ; le tracing (en english dans le texte), les interdictions de se rassembler et les couvre feux, accompagnés de la mise au boulot de flics pour le vérifier, l’interdiction de voyager ou de se déplacer et le panel de dispositifs de contrôle liés aux voyages et aux déplacements, l’obligation du télétravail et l’obligation parallèle de produire un registre des présences, les bulles et la vérification de leur composition, … Et comme « spectre disciplinaire » que l’on agite en permanence pour imposer des dispositifs de contrôle, le confinement, sorte de repoussoir, d’épée de Damoclès dont on peut penser qu’il sert à nous faire avaler les autres couleuvres.
Puis voilà qu’arriva le Covid Safe Ticket (CST).
Le nom « ticket » moi, ça me renvoie au poinçonnage, aux ouvreuses, à la file de la boucherie. Avoir un ticket c’était aussi plaire à quelqu’un… Mais aujourd’hui avoir son ticket c’est surtout montrer son innocence à l’entrée. Patte blanche. « Pas de baskets on a dit ». Aucun type de rapport de confiance n’est possible ; la présomption est renversée (cela rappelle vaguement le traitement médiatique des affaires juridiques). Le ticket prouve l’innocence « sanitaire » comme l’invitation à une soirée privée prouve l’appartenance au club de golf ; en excluant. Il permet de « binariser » encore plus les gens et leurs rapports, il permet de les opposer sur la base de paramètres prétendument sanitaires. En effet on sait maintenant que baisser les masques et oublier les gestes barrières sous prétexte que l’on « a son pass » est problématique, sachant que les personnes vaccinées peuvent quand même transmettre le virus. ((On peut même maintenant sourcer cette affirmation : https://www.lalibre.be/belgique/societe/2021/11/29/emmanuel-andre-le-covid-safe-ticket-a-eu-leffet-inverse-de-celui-escompte-ESASBVNZVZC7TH2LPJS2HNPE7U/ ou encore https://www.lesoir.be/408556/article/2021-11-25/pourquoi-lepidemie-repart-y-compris-parmi-les-vaccines-lexplication-de-marius ))
Cette segmentation, ce fractionnement social, moi, blanc occidental hétéro cisgenre, je l’expérimente pour la première fois, parce que je n’ai pas suivi l’injonction de la vaccination. Parce que donc, en vacances en France comme dorénavant aux entrées des salles de concert ici en Belgique, je vais devoir montrer patte blanche et prévoir, anticiper, être importuné, ennuyé, mais aussi payer parce que j’ai fait ce choix de ne pas me faire vacciner. Or je suis conscient, comme énormément de monde, (ayant fait la maladie, ayant eu des proches gravement touchés, des connaissances décédées) des risques, bien décidé à prendre soin des autres et de moi-même, et en un an et demi, j’ai eu, comme tout le monde, l’occasion de comprendre comment cela fonctionne et surtout comment éviter la propagation…
On peut penser légitimement, sachant tout cela, que le CST est donc bien d’avantage un outil policier qu’un outil sanitaire ; il s’agit aujourd’hui bien plus de « punir » les non vaccinés réfractaires aux injonctions du gouvernement que de « pousser » à la vaccination (celle-ci stagne depuis de nombreuses semaines, malgré l’introduction de la mesure).
En tout cas on le sait aujourd’hui, après les déclarations du dernier Codeco, le CST ne suffit pas à endiguer la propagation du virus, et ce, non pas à cause des non vaccinés mais bien à cause de la promesse faite aux vaccinés.((Comme l’avait dit notre Premier, de manière publique et donc diffamatoire, le 17/09/21, en piquant la punchline à Joe Biden.)) Le monde derrière le scan nous a jusqu’ici été présenté comme un monde magique, où l’on ne doit plus mettre le masque, où la distanciation sociale n’existe plus, où on peut à nouveau se rouler des pelles et boire aux même verres. Bref, le monde d’avant, mais en VIP, puisqu’une frange non négligeable du public n’a pas son pass et reste à l’entrée.((Il existe de nombreuses raisons pour lesquelles les gens ne sont pas vaccinés ; ceux qui l’ont choisi, ceux qui n’ont pas de réel accès à la médecine, ceux qui ne peuvent pas pour raison médicale, ceux qui ont peur, ceux qui doutent, qui ont reçu des injonctions, des pressions communautaires ou culturelles … Mais aussi ceux et celles qui n’ont pas encore eu leur seconde dose (bientôt leur troisième), viennent tout juste de l’avoir, etc.)) On nous a bien promis que la vaccination allait « tout régler » et que le CST était « l’instrument par excellence pour organiser notre liberté » ((Magnifique phrase de notre ministre de la santé, prononcée en juillet : https://www.rtbf.be/info/belgique/detail_et-si-le-covid-safe-ticket-etait-utilise-pour-de-plus-petits-evenements?id=10801193))
Il est donc logique, même si c’est difficilement acceptable, que les personnes vaccinées oublient les gestes barrières et profitent de la liberté qu’on leur a promise…
La gommette verte, après le scan du QR code, ne prouve pas qu’on n’est pas malade/porteur/vecteur, mais bien qu’on s’est conformé à l’outil et tout ce qu’il suppose (le contrôle notamment). Et qu’on a fait son devoir ; qu’on a fait ce que l’on nous demandait, c’est à dire le vaccin. Celui-ci a été annoncé, après moultes hésitations et maladresses, comme la seule solution face à l’épidémie ; il allait nous sauver, il fallait « tenir un peu plus en attendant la solution ». Les autorités se doivent donc d’aller jusqu’au bout de leur entêtement afin de ne pas perdre la face ; il faut fabriquer du consentement à son propos. Il apparaît alors comme seule réponse politique à la pandémie et le pass ne peut fonctionner qu’en étant vacciné. On verra bientôt (« ma main à couper » comme dirait Léopold 2) que le CST ne pourra s’obtenir qu’en étant vacciné…
Un contrôle libidinal
Il ne s’agit pas d’inconvénients à la marge, de dommages collatéraux minimes, il s’agit bel et bien de devoir choisir entre se plier à un ordre ou être empêché de vivre comme on avait l’habitude de le faire et comme il nous semble juste de le faire, pour nous et pour les autres. Car ce que ce golden ticket et son monde réussit à faire c’est bien de nous mettre mal à l’aise, en position de bourreau ou de victime, de loup ou d’agneau.
Ce qu’on nous demande avec ce pass sanitaire (à tou.te.s les travailleur.euse.s de la culture, mais aussi de l’Horeca ou du sport) c’est de se juger les uns et les autres, de s’auto-contrôler. Chacun doit scanner son voisin, son frère, l’inconnue qui passe, pour trier et se faire trier à souhait. On est amenés à devenir des microflics.
La gestion de la crise sanitaire a effectivement été principalement opérée sur un mode policier ; au détour de la rue pendant les heures interdites du couvre feu, dans les magasins ou les salles de spectacle si tu ne mets pas ton masque, puis aujourd’hui dans les cafés, les salles de sport ou les cinémas si tu n’as pas ton pass… La peur de la sanction est partout. L’épée de Damoclès du contrôleur/sanctionneur pend au-dessus des têtes. Ce mythe du contrôle partout tout le temps a tellement été imposé comme une évidence (en réponse à la gravité du virus) que nous en avons accepté les fondements : la peur de la sanction. Nous sommes non seulement appelés à devenir des agents de l’État, mais en plus à « désirer » le contrôle, pour apaiser nos peurs, avoir l’impression que l’on peut « retrouver nos vies d’avant ».
Les paradoxes
Je travaille dans une ASBL dont les champs d’action sont l’éducation permanente et la culture. Nous avons, nous, les actrices et acteurs culturels, comme dans l’Horeca, une pratique du public. Un rapport étroit avec lui (elles, eux). Nous sommes en « première ligne », comme les enseignant.e.s, les infirmièr.es,… Nous avons appris comment agir et réagir, surtout après un an de « pratique » de l’épidémie. Nous sommes d’autant plus en première ligne aujourd’hui que nous sommes absolument essentiel.le.s pendant ce second temps d’une épidémie qui dure. Vous savez ; ces moments où les gens commencent à se poser des questions légitimes sur des règles qui ne le sont plus, ou ne le paraissent plus vraiment. Ces moments où il est tout à fait urgent de « faire quelque chose » avec ces questions, de les écouter, de tenter d’y répondre ensemble et pas chacun dans son coin derrière son écran. Urgent de mettre ces questions en résonance, de les confronter, de les interpréter grâce à la médiation culturelle, grâce à la pratique artistique, à l’éducation permanente. Notre boulot c’est surtout de créer du lien, consolider des communautés, construire des savoirs collectifs, créer du débat, bref, faire ce qui n’a plus été fait depuis bientot deux ans à propos de sujets très importants, qui sert à « faire société », particulièrement dans des moments si complexes à vivre pour chacun.e.
En tout cas c’est ce que j’ai envie de croire.
C’est la mission que la plupart des actrices et acteurs culturels que je connais se sont donnée. Ce n’est peut-être pas, après brève analyse du rapport entre gouvernementalité et politiques culturelles, ce qui constitue la réalité des objectifs à long terme…
En effet, on pourrait penser que l’éducation permanente et la culture ont deux rôles essentiels aujourd’hui pour le gouvernement ; fabriquer de bons citoyens((Un CRACS (citoyen responsable, actif, critique et solidaire), c’est d’abord avant tout un citoyen, c’est à dire quelqu’un qui remplit son devoir civique, et qui est considéré comme tel. Ici, en Europe occidentale, on à peine à croire que cela concerne vraiment d’autres personnes que les hommes blancs hétéros cisgenres qui ont un métier, voire une carrière.)) et empêcher que le pourrissement des questions que chacun.e est en droit de se poser sur la gestion politique des crises successives ne se transforme en colère tournée vers les appareils de l’état…
Or ce que l’on nous demande, après nous avoir non seulement jugés publiquement comme « non essentiels », c’est de participer à ce cirque qui consisterait, notamment, à nous transformer toutes et tous en agents de l’État, en éléments de ce nouvel ordre (qu’il soit sanitaire ou autre), qui consiste à se contrôler et à nous exclure les uns les autres ?
Une seule solution ?
Il y a autant de possibilités de « vivre avec le Covid » dans le secteur culturel aujourd’hui que d’opérateurs, de lieux ou d’événements. Il y a tout ce qui s’est passé pendant l’année qui vient de s’écouler ; depuis juin 2020 (date de la « réouverture progressive du non essentiel »), de très nombreux acteurs culturels ont réussi à trouver des manières de travailler en toute sécurité pour eux et leurs publics. Dans notre travail sur les événements, on a appris à prendre le temps de discuter avec les gens à l’entrée (avec des jauges entre 30 et 80 personnes c’est tout à fait possible, ce qui fait réfléchir sur la nécéssité d’avoir des jauges plus grandes). Leur proposer des auto-tests, leur expliquer pourquoi malgré la vaccination, on garde le masque, utiliser l’humour et la discussion plutôt que la coercition et la menace de sanction.
Il n’y a pas « une seule solution » (la vaccination) comme voudrait le faire croire le gouvernement. Il ne semble y avoir qu’une seule solution parce que le gouvernement veut simplifier la lecture des propositions d’experts scientifiques (qui à la base simplifient déjà leurs propositions via un double spectre ; celui de la bureaucratie et celui des sciences majoritairement « dures »). En effet, il y a depuis le début de la pandémie une série d’hypothèses fondamentales qui ont été préférées par les gouvernements occidentaux (dont la Belgique). Depuis un an maintenant, celle consistant à dire que « la vaccination est la seule solution pour éradiquer le virus » a été implémentée (notamment grâce à l’aide des médias) et tenue comme la barre à laquelle on s’accroche sur le bateau qui chavire un jour de tempête. Or l’éradication du virus ne semble aujourd’hui, à tout le moins, pas possible, voire irréaliste. Et donc dangereux, puisque cette idée constitue inévitablement un espoir auquel s’accroche la plupart de la population bien décidée à se faire vacciner.
Non non, il n’y a pas une seule solution. Il y a avant tout des expériences collectives de recherches de solutions, qui passent par des possibilités d’autonomisation (c’est un appel tant de fois ressassé…) et donc par la confiance. Nous proposons depuis un an maintenant des solutions construites à partir de situations concrètes expérimentées avec le public, mais qui, on le sait, ne vont pas « éradiquer le virus ». Ces solutions partent d’adaptations dans les modes d’existence, partant de l’expérience collective plutôt que des laboratoires. Elles permettent d’éviter les « clusters » ou la propagation du virus à petite ou moyenne échelle, de prendre soin de chacun.e ensemble, de porter une attention particulière et adaptée… Ces mesures que nous prenons depuis un an sont aujourd’hui imposées de manière unilatérale et coercitive par le gouvernement (entre autres ; le masque, la distanciation et l’autotest en période de « vague »), ce qui nous semble à tout le moins ironique.
Parce que pour nous, préférer la confiance plutôt que la suspicion, la proposition plutôt que la coercition, la discussion plutôt que l’unilatéralisme est la base du rapport que l’on entretient avec notre public.