4. « Mort d’un réfugié syrien »: la réalité complexe de la situation en Syrie et en Belgique.

Par Diego Del Nord

Mardi 14 juin 2022, début d’aprem… je reçois un message de mon frangin:

Rasul, c’est un jeune qui a été hospi chez nous un temps et il travaille dans un night shop pour le moment. Rasul a reçu un négatif ! Je comprends pas comment ils font pour dormir, ces gens, qui jouent ainsi avec les vies d’autrui. Comment tu fais ?

Tu retournes content dans ta petite voiture chercher ton enfant à l’école, lui acheter une glace; il fait drôlement bon, peut-être lui proposer d’aller acheter un maillot pour les vacances en Italie cet été… puis le déposer au foot avant de passer chercher une bonne bouteille vu que t’es invité à souper chez ta sœur (qui est vivante, elle)
Mais, avant de quitter le bureau, t’as envoyé un refus pour Rasul. Qu’il retourne en Afghanistan ! T’as fait semblant de pas voir ses bras. Son père est sûrement pas mort (ou son oncle? Tu sais plus trop ce qu’il racontait) et il est sûrement majeur, de toute façon …

Enfin… soit… tu ne fais que ton travail et faut bien que quelqu’un le fasse. C’est pas toi qui décide!

T’espères que ton beau frère aura envie de regarder le foot et que les diables vont de nouveau étriller la Pologne. C’était un beau match. Qui sait, c’est peut-être pas foutu pour la génération dorée… Pas le temps de passer chercher le vin, tu prendras des bières au paki et tu le reconnaîtras même pas, le Rasul… je suppose… en essayant de te rappeler qui est dans le groupe des diables à la coupe du monde … Elle est belle la vie…
Jeudi 16 juin 2022, fin de matinée, je suis à Amûdê, une petite ville du nord-est de la Syrie. J’y suis, chose exceptionnelle, en compagnie de deux compatriotes et d’un ami kurde. Nous rentrons dans une petite bijouterie de la rue principale. Nous saluons Ibrahim, la soixantaine, sourire et moustache qui respirent la bienvenue. Ni une ni deux, son fils part chercher à l’échoppe du coin quelques boissons fraîches. Dans cette contrée du globe, où que vous mettiez les pieds, le sens du mot accueil n’est pas un vague concept intangible. Qu’on arrive dans une maison familiale, une administration publique, un immeuble en travaux ou parfois même un magasin, les occupant.es des lieux, qu’iels soient arabes, kurdes, assyrien.nes, yézidis ou circassien.nes, immanquablement, naturellement, vous invitent à vous asseoir, à partager un thé, un café ou, lors de fortes chaleurs comme en cette période de l’année, un jus ou un soda bien frais.

*

La conversation s’engage avec quelques salutations et présentations d’usage. Notre guide du jour qui connaît nos hôtes nous explique que cette famille kurde est juive, une des dernières dans la région. Ibrahim nous raconte avoir tout perdu à Kobané, lors de la guerre contre Daech. Il dit craindre, chaque jour, que la violence se déchaîne à nouveau, raison pour laquelle tant de juif.ves ont quitté ces terres. En guise de preuve, il sort une kalach de derrière son comptoir sans pour autant, se départir de son avenant sourire. Première secousse: je me rends compte n’avoir jamais pensé, depuis mon arrivée, au sort de la communauté juive. J’avais bel et bien entendu de glaçants témoignages de celles et ceux qui, à l’inverse des adeptes volontaires ou contraints de ce régime fasciste au drapeau noir et blanc, méritent, de se dire adeptes de Mahomet. J’avais bien visité un village de familles chrétiennes dévasté par l’État Islamique avec, en son centre, une grande église éventrée, gisante tel un témoin silencieux. Mais, les juif.ves, dont je connaissais pourtant l’existence dans la région, étaient comme aux abonnés absents dans mes pensées. Étrange esprit que le mien qui, si je ne le tiens pas à l’œil, court toujours, paresseux qu’il est, avec le risque d’élagage de la diversité et la complexité du réel.
C’est alors qu’Ibrahim, après une courte diatribe contre le meurtrier d’Ankara, nous raconte l’histoire de son neveu, Mohammed.

*

Mohammed, vous savez… ce jeune qui a eu l’honneur d’avoir, un jour de mai, un article du Soir retracer son parcours. Mais si, hein… Ne me dites pas que vous avez oublié ! Mohammed Masko ce jeune syrien, Mohammed, le neveu d’Ibrahim. À l’âge où j’me demandais si je préférais l’histoire ou la socio, à l’âge où je me disais que l’ULG ça pouvait être sympa à la différence de Namur qui comporterait moins de tentations, Mohammed a rejoint les YPG (Unités de protection du peuple). Il a combattu Daech, non pas la plume entre les doigts mais les armes à la mains. Blessé à la tête et à la poitrine, il quitte le front. Ses ennemis le harcèlent et le menacent via les réseaux sociaux. Paniqué, il décide de quitter son pays (décidément ce fichu mythe de l’El Dorado qu’est-ce qu’il est fort). Une route migratoire semée d’embûches le conduit jusqu’au pays de l’Acropole. Il y côtoie, une année durant, l’inhumanité au plus profond de sa chair: passages à tabac, extorsion et agressions sexuelles.

*

Après avoir quitté la Grèce, il séjourne en France, en Islande et en Allemagne pour, finalement, arriver en Belgique en mars 2019. Il y découvre les bien mal nommés centres d’accueil Fedasil. Treize mois d’attente, treize mois de méandres administratifs et bureaucratiques, treize mois de vide et d’incertitude, treize mois d’interrogatoires et de suspicion. Ici, vois-tu, la présomption d’innocence est inconnue au bataillon. Se dire victime n’a aucune valeur. Avoir lutté pour une noble cause n’a aucun poids. Des preuves tangibles on te dit. Toute contradiction sera retenue contre toi. Toute faille mémorielle utilisée à tes dépends. Le verdict tombe enfin: tu es dubliné. La capitale irlandaise a donné son nom à cette basse procédure, symptomatique d’une Union Européenne tout sauf sociale, qui consiste à renvoyer le (la) candidat.e réfugié.e dans le pays par où il/elle est arrivé.e en UE. Dans ce cas-ci, il s’agit de la Grèce, où il a subi nombreux sévices. Apprenant la nouvelle, Mohammed Masko met fin à ses jours en se pendant le 27 avril 2021. Il avait 23 ans, l’âge où terminant ma dernière année d’études par un erasmus madrilène je me disais qu’être étudiant c’était quand même pas mal. Je rempilais pour deux ans, en pédagogie.

*

Un fonctionnaire de notre beau pays a écrit en guise de réponse au recours introduit par son avocate: « aucun commencement de preuve quelconque ne vient étayer l’allégation de trois tentatives de suicide en Grèce, énoncée dans la requête », justifiant ainsi le refus de protection sur le territoire belge. Vous savez, ce sont les règles. On ne peut quand même pas accueillir toutes les victimes de guerre non blanches et non chrétiennes du monde. Ce que ni la guerre impitoyable, ni la traite humaine la plus abjecte avaient réussi à faire, notre sens de l’accueil y sera parvenu: vider définitivement un être humai de toute espérance pour l’existence. Il avait 23 ans. Il s’appelait Mohammed. Il était le neveu d’Ibrahim.

*

Avant de repartir, Ibrahim tient à nous montrer son atelier. C’est qu’il n’est pas un simple commerçant de bijoux mais bel et bien un artisan. À l’étage, une pièce est remplie de différentes machines, ustensiles et plans de travail. De toute évidence, son office le passionne. Il nous montre, avec fierté, un petit chalumeau à souder de son grand-père, seul objet qu’il a récupéré des décombres de sa maison à Kobané. Je le prends en main et observe l’objet chargé d’histoire et de sentiments: Fabriqué à Tokyo en 1925. Nous redescendons et commençons nos adieux. Ibrahim ajoute alors qu’il rêve de partir, qu’il veut offrir à ses petits-enfants un meilleur avenir, en sécurité, dans un pays démocratique: « Israël ! », précise-t-il. J’avale de travers ma dernière gorgée de soda et ne parvient pas à retenir un  » Israël, une démocratie? « , rempli d’un scepticisme fort mal masqué. L’amie de la famille me tapote le bras et me lance un regard pour le moins explicite. Si les yeux pouvaient prononcer des mots, les siens m’auraient dit:  » Ne te lance pas dans ce débat, ça n’est ni utile ni approprié « . Je m’exécute. Ibrahim, répondant à mon interrogation, nous dit, faisant fi de toute nuance :  » Et bien oui, quoi ? Les Palestiniens sont tous des terroristes ! « 

*

Je repars le cœur et la tête en émoi. Je me dis que, décidément, la réalité est toujours plus diverse, complexe et nuancée que ce que l’on imagine. Je me dis que c’est pour ce genre de rencontres que je suis venu jusqu’ici. Pour bousculer mes certitudes et mes raccourcis, pour dégommer cette ignoble pseudo-règle journalistique du mort au kilomètre, pour ancrer en moi, encore et toujours, ces paroles du Che: « Surtout, soyez toujours capables de ressentir au plus profond de votre cœur n’importe quelle injustice commise contre n’importe qui, où que ce soit dans le monde. C’est la plus belle qualité d’un révolutionnaire ». Il a fallu que je vienne à près de 4000 bornes de la Cité Ardente pour me sentir concerné par la mort de Mohammed, mort à deux pas de chez moi. Est-ce que je vaux tellement mieux que celles et ceux que je condamne pour leur inaction ?

*

Je repars en colère contre mon pays, en colère contre notre passivité, dont je suis complice. Ça me révolte que nous nous laissions à ce point déshumaniser et que la mort d’un.e jeune syrien.nes, kurde, juif.ve nous indiffère à ce point. On n’a même pas l’excuse de la distance, il était, depuis un an, dans notre plat pays. Le problème n’est pas la géographie ni l’information mais bien notre indifférence et, au fond, notre racisme. Si ce n’est pas le cas, si sa mort est réellement aussi importante à mes yeux que celle d’un frère, comment cela se fait-il que je ne fasse rien de plus? Qu’ai-je fait lorsque des frères et sœurs se sont mis en grève de la faim dans une église de ma capitale, qu’iels se sont cousus les lèvres et ont été jusqu’à frôler la mort pour réclamer un peu de dignité. Qu’ai-je fait lorsque j’ai vu les partis de tout bord, aussi rouges et aussi verts soient-ils, d’abord s’en laver les mains puis les trahir de la façon la plus abjecte. En parlant de frères, je repense à lui au mien et à un texte qu’il avait pondu il y a quelque temps. Je vous le laisse ici, faisant miennes ses paroles, en guise d’adieux à Mohammed…

Je veux mettre genou à terre.
Symbole de protestation: anti-racisme, anti-homophobie et opposition aussi au sexisme d’état. Moi… Mettre mon genou à terre.
Je m’incline. Je me soumet. Je ne reste pas debout et fier. Je flanche.
Non je n’suis pas fier…
C’est pas que je n’suis pas fier de ma police, pas fier de mes dirigeants, pas fier de mon pays. Évidement que je suis honteux de tout ça.
Mais là c’est moi qui mets un genou à terre .
Je n’leur dis pas a eux de mettre un genou à terre.
C est moi qui fléchis. Car ce qui m’abat c’est que Moi…
Moi je sois raciste – Moi je sois homophobe – Moi je sois sexiste !
Je mets mon genou à terre car je n’suis pas apte à m’extraire, me défendre et me préserver de ma culture. Je suis faible face à elle… Je ploie. Je cède.
Je mets le genou à terre non pas pour condamner un autre : pour me condamner moi. En signe d’excuse, de honte. En refus de cette part de moi. En imploration peut être…
Je ne suis pas plus fort qu’un autre. Je suis façonné aussi.
Et ma culture me fait être ce quelqu’un que je fuis: Raciste – Sexiste – Homophobe.
Et pour me changer moi c’est ma culture qui doit changer. Je mets un genou à terre car je n’suis pas fier.
Je reconnais mes fautes. Mais je demande pardon. Je veux du coup être autre.
Et comme je n’suis pas fort. Je ne suis pas hors culture et le serai jamais. Je lui obéirai encore ça je le sais. Alors…
Je mets genou à terre pour implorer qu’on me demande d’obéir à quelque chose qui me sied.
Pour que ma culture change et me façonne mieux…
Pour que l’étranger à moi même que je perçois en moi, cet étranger-là aussi je l’aime plus. Et plus qu’un peu !

Ibrahim dans son atelier, Entonnoir (CC-BY-NC-ND)
Ibrahim dans son atelier, Entonnoir (CC-BY-NC-ND)

Photo de profil Facebook de Mohammed Masko

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Dans le même dossier

Reportage

Diego del Norte

- 7 novembre 2022

Reportage

Diego del Norte

- 20 juin 2022