7. Du plat pays au peuple des montagnes

Par Diego Del Nord

La révolution a officiellement fêté sa décennie le 19 juillet dernier, et oui, deux jours avant notre « incontournable » fête nationale. La Belgique, c’est un terrain vague où des minorités se disputent au nom de deux cultures qui n’existent pas, aurait dit un jour le grand Jacques. Brel a toujours eu, à mes oreilles, le sens de la formule. Le nord de la Syrie n’a pas grand-chose du terrain vague, les minorités sont nombreuses et les disputes millénaires.

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Néanmoins, depuis maintenant dix ans, l’expérimentation politique en cours est, en matière démocratique, ce que la région a connu de mieux. La révolution a officiellement fêté sa décennie le 19 juillet dernier, et oui, deux jours avant notre « incontournable » fête nationale. Le 19 juillet 2012, les forces d’autodéfense (YPG et YPJ) prenaient le contrôle de Kobané, supplantant le pouvoir central de Damas (1) Homage to Kobane – 13min – https://vimeo.com/240249905 . Cette date, tout comme cette ville (qui a connu une des plus acharnées luttes contre Daesch), est restée emblématique et marque, à tout jamais, le début de l’autonomie libertaire.

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Ici, au Rojava, la diversité de cultures qui, avec la permission du poète-chanteur de Schaerbeek, existe bel et bien est certes un défi, mais, avant tout, une richesse. Ici, quand on parle de confédéralisme démocratique, ce sont des mots qui résonnent et qui ont un poids. Leur écho est comme un miroir que je veux poser face au plat pays qui est le mien. Est-ce que « monarchie constitutionnelle », « état fédéral » et « démocratie représentative » sont des principes qui me rendent fier de la terre qui m’a vu naître ? Certes, baignée dans un système scolaire et médiatique bien huilé, l’illusion a pu marcher un certain temps. Après tout, si ce n’est pas parfait c’est quand même bien mieux qu’ailleurs, bien mieux qu’avant, non ?

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Et bien… je ne m’en contente pas. Je ne souhaite pas le moins pire, je veux le meilleur. Et il ne se trouve certainement pas chez nous, aujourd’hui. Au plus j’avance, au plus entendre parler de « démocratie  » dans un pays comme le nôtre me fait hurler. La « novlangue » des professionnels de la politique n’a plus grand-chose à envier à Orwell. Les éléments de langage sont une tendance tout sauf anodine tant ils modifient notre perception du monde et des rapports de force au sein de la société (2) L’association d’éducation populaire, Scop Le Pavé, a développé un excellent outil de réflexion sur ce sujet, les ateliers de désintoxication du langage :https://www.youtube.com/watch?v=8oSIq5mxhv8 .

Depuis quelque temps, je partage dans ce coin de Syrie une partie de mon quotidien avec un compatriote flamand. Bien qu’il baragouine bien mieux la langue de Molière que moi de Vondel, nos échanges ont lieu dans celle de Shakespeare. Lentement mais sûrement, il devient un ami. La révolution aura déjà réussi cela : me faire gagner un heval (camarade) flamand. Désormais, si je n’oublie personne, mes amitiés néerlandophones sont au nombre de deux. La première date du récent accueil du Voyage pour la vie » (3) Voir (et écouter) « Le Voyage pour la vie » sur l’Entonnoir : https://www.entonnoir.org/2022/04/07/le-voyage-pour-la-vie/ des zapatistes en Belgique, il y a quelques mois de cela.

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Notre pays est à ce point surréaliste qu’il aura fallu les deux meilleurs mouvements révolutionnaires du vaste globe (à des milliers de kilomètres de mon pays) pour me permettre de nouer des liens profonds avec des êtres humains assujettis au même monarque d’un royaume aussi minuscule qu’anachronique. Ce dernier est originaire de Gand qui, dit-on, partage avec ma Cité ardente un penchant notable pour la vie associative et militante vivace, des rapports humains chaleureux et directs et un goût certain pour les bacchanales. Si Bacchus est au Rojava peu à l’ordre du jour, nos réflexions croisées sur tout ce que cette expérience nous apporte sont pour le moins stimulantes. Elles traduisent cet humanisme fin et cette touche d’ironie dont il est coutumier…


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Florilèges : J’ai entendu une fois une rumeur… Des séparatistes flamands ont tenté de trouver de l’inspiration au Kurdistan. Au lieu de devenir les séparatistes de droite que nous associons aujourd’hui à une « Flandre indépendante », ils seraient devenus des internationalistes radicaux luttant pour une Flandre ou une Belgique vraiment libre. Pour moi, venir ici, c’est un peu la même chose, non pas que je sois de droite, ni séparatiste, mais plutôt que j’aie une idée radicalement nouvelle du concept de nation. Je me retrouve à poser la question suivante : à quoi pourrait ressembler une nation démocratique de Belgique ?

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Un jour, je lui demande quelle fut sa première rencontre avec des Kurdes: Ma première visite fut celle d’une famille d’un petit village appelé Gkyre Fre. Le village est situé près d’un barrage endommagé. La famille qui me reçoit me fait part des difficultés auxquelles elle doit faire face. La chaleur, les coupures d’électricité et le manque d’eau dû à la défectuosité du barrage. Il n’y a aucun cynisme dans la voix de la personne âgée à qui je parle. Pour détendre la conversation, je tente l’autodérision, un brin sarcastique :  » On dirait que tu n’aimes pas trop la révolution ». Comprenant le ton humoristique de ma remarque, le vieil homme me rétorque : « Bien sûr que si ! Tout pour la révolution !  » La vie de cette famille sous le régime de Bachar al-Assad, sur le plan matériel tout du moins, était meilleure, aucun doute dans son esprit. Au bout d’un moment, après avoir fait une photo de famille sur laquelle elle n’avait pas souhaité apparaître, la grand-mère nous interpelle :  » Merci les amis, merci pour votre combat contre Daesh. Vous avez sauvé nos vies. Nous ne l’oublierons jamais. Nous prions pour vous « . Elle nous associait ainsi, spontanément, à ces internationalistes venus combattre armes à la main, parfois au prix de leur vie. La gorge serrée, nous lui disons au revoir et repartons le cœur rempli de la force de cette révolution…

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Nous avons vécu ensemble une journée marquée par une double rencontre dans la ville de Dêrik. Cette cité, située à l’extrême nord-est du Rojava à quelques encablures du fleuve Tigre et faisant office de frontière entre Syrie, Turquie et Irak, se caractérise par sa diversité ethnique et culturelle. Sa population est kurde, assyrienne, arabe (dont le nombre a fortement augmenté depuis la guerre) et minoritairement arménienne. Si Kurdes et Arabes sont majoritairement de confession musulmane, les Assyriens eux sont majoritairement chrétiens. Plusieurs églises se dressent ci et là, principalement dans les quartiers sud. Comme les Arméniens, les assyro-Chaldéens ont subi un véritable génocide durant la 1ère Guerre mondiale, des mains de l’Empire ottoman (4) Ayant fait des centaines de milliers de victimes, ce génocide, du nom de Seyfo, est souvent passé sous silence : https://fr.wikipedia.org/wiki/Génocide_assyrien En 2013, un monument commémoratif, sculpté par l’artiste assyrien Mouché Malkéa, a été inauguré à Banneux (Liège). https://armencom.be/fr/archives-presse/394-inauguration-dun-monument-syriaque-a-banneux .

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Nous avons donc eu la possibilité de visiter deux « communes ». Au cœur du modèle du confédéralisme démocratique, théorisé par Abdullah Öcalan (et qui comporte d’intéressants liens avec le municipalisme libertaire de Murray Bookchin (5) ), il y a la commune. Elle constitue la base de la participation populaire à la vie politique, dans une perspective qui se rapproche du système mis en place dans les communautés zapatistes au Chiapas (« du bas vers le haut » / « gouverner en obéissant »). L’idée est de ramener un réel pouvoir de décision et une participation politique authentique à l’échelon le plus local. Au lieu de déléguer à des personnes censées « représenter » la population, on incite celle-ci à prendre les choses en main. Dans les zones rurales, une commune peut couvrir un village, en ville un quartier. Une bâtisse sobre héberge les bureaux d’une de ces institutions communales. Accueil à base de théine, pour deux Belges qui suscitent de la curiosité. Curiosité, certes, mais mesurée, ce qui n’est pas pour me déplaire. Nous accompagnons l’un des deux responsables de ditrict (l’échelon supérieur de la commune) – chaque fonction de pouvoir étant toujours bicéphale et mixte. Il est venu rendre visite aux bénévoles locaux – aucune rémunération, à ce niveau, n’étant à l’ordre du jour (5) En effet, à des niveaux supérieurs de représentation institutionnelle, il y a désormais des rétributions, décision que seraient en train de créer des remous dans le mouvement (N.D.L.R.) . Un traducteur nous accompagne. Il a été « réquisitionné » et invité à interrompre son travail, avec la promesse que cela serait l’affaire d’une heure. Il a vite compris le guet-apens. Si le dieu Chronos n’est pas suisse, il n’est certainement pas syrien non plus.

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La première chose qui me frappe est le côté informel des rapports, cordialité et respect, mais sans politesse excessive. Après quelques minutes, la discussion s’anime, le ton n’a pas grand-chose à voir avec celui d’une administration municipale belge. Quelques-unes des personnes se trouvant dans le petit bureau sont venues évoquer leurs soucis du quotidien, régler des conflits de voisinage, faire part de griefs, de problèmes d’électricité. Dans les deux lieux visités, les personnes avec lesquelles nous échangeons sont très majoritairement des femmes. Elles sont d’âges différents, voilées pour la plupart et n’ayant pas leur langue dans leur poche. Une des dames plus âgées nous raconte en guise d’exemple le cas récent de Gulistan, une femme du quartier ayant subi des violences conjugales. Après discussions, la commission lui a proposé de passer un temps dans une des ‘mala jîn’ (maisons de femmes) : La Mala Jin est la maison d’une communauté qui travaille non seulement pour les femmes, mais également pour toute la famille. L’objectif principal est d’enseigner aux femmes comment lutter, connaître leurs droits, construire leur esprit et résister par l’éducation, explique une des cofondatrices de la première de ces maisons, inaugurée à Qamishlo, le 20 mars 2011 (6) Une excellente brochure sur les Mala Jîn, en français, a été publiée en février dernier par le Kongra Star. A lire ici : https://womendefendrojava.net/wp-content/uploads/2022/02/MALA-JIN-FR.pdf . Désormais, elles se comptent par dizaines partout au Rojava. Elles développent une nouvelle forme de justice et de résolution des conflits basée sur le dialogue et la médiation. C’est cet esprit qui prédomine dans la gestion des communes. L’objectif est d’éviter d’aller au tribunal, nous dit la doyenne des lieux. Aujourd’hui, Gulistan est revenue au foyer familial. Des bénévoles de la commune lui rendent visite pour s’assurer que les choses évoluent bien. Le comité d’éducation lui a proposé de suivre une des formations qui sont dispensées sur les problèmes des couples mariés et sur le droit des femmes.

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À la seconde commune que nous visitons, il y a une dame âgée qui dégage un charisme et une conviction dans ses prises de parole qui nous laisse tout sauf indifférents. Avant même d’avoir la traduction de ses propos, on sent qu’elle parle de choses qui lui tiennent à cœur. Accompagnant les mots d’un regard qui a le don de vous faire prendre conscience du sérieux de ses propos, elle nous interpelle:
Pourquoi en Europe personne ne se soucie de notre sort ? Comment se fait-il que nous ayons donné nos vies dans la lutte contre Daesch et qu’aujourd’hui les attaques que nous subissons ne suscitent aucune réaction?

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Je tente tant bien que mal d’apporter quelques éléments de réponse pointant la méconnaissance des gens sur leurs réalités, l’hypocrisie du monde politique et des médias qui préfèrent cultiver la peur que susciter l’envie de contagion. J’explique aussi que c’est en partie pour cela que nous sommes venus, avec l’espoir que notre présence et nos récits rendent la lutte plus proche dans les esprits de nos compatriotes et fassent prendre conscience que ce qui se joue ici nous concerne directement en Belgique comme ailleurs.

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Nous évoquons les attaques terroristes dans nos pays qui sont ici autrement plus fréquentes et nous nous disons qu’il ne faudra pas s’étonner s’il s’en reproduit à l’avenir puisqu’aucun soutien réel n’est apporté au Rojava alors qu’il y a un regain des groupuscules islamistes. Elle souligne l’immense défi de la gestion des dizaines de milliers de prisonniers islamistes. Votre pays ferait bien de s’en soucier quand bien même ce n’est pas par solidarité. S’ils s’enfuient et que Daesch se renforce vous en payerez à nouveau les conséquences. Elle conclut en disant : quoiqu’il en soit, avec ou sans aide, nous nous battrons jusqu’au bout comme on le fait depuis le début !

Mon camarade flamand a immortalisé des centaines de scènes depuis son arrivée. Je lui demande quelle est sa photo préférée sans me donner d’explication. La voici.

Le bureau de l’institution communale

Devant la seconde commune que nous avons visité. C’est la dame à droite qui conclut mon récit, le genre de rencontre qu’on n’oublie pas.

Notes

Notes
1 Homage to Kobane – 13min – https://vimeo.com/240249905
2 L’association d’éducation populaire, Scop Le Pavé, a développé un excellent outil de réflexion sur ce sujet, les ateliers de désintoxication du langage :https://www.youtube.com/watch?v=8oSIq5mxhv8
3 Voir (et écouter) « Le Voyage pour la vie » sur l’Entonnoir : https://www.entonnoir.org/2022/04/07/le-voyage-pour-la-vie/
4 Ayant fait des centaines de milliers de victimes, ce génocide, du nom de Seyfo, est souvent passé sous silence : https://fr.wikipedia.org/wiki/Génocide_assyrien En 2013, un monument commémoratif, sculpté par l’artiste assyrien Mouché Malkéa, a été inauguré à Banneux (Liège). https://armencom.be/fr/archives-presse/394-inauguration-dun-monument-syriaque-a-banneux
5 En effet, à des niveaux supérieurs de représentation institutionnelle, il y a désormais des rétributions, décision que seraient en train de créer des remous dans le mouvement (N.D.L.R.)
6 Une excellente brochure sur les Mala Jîn, en français, a été publiée en février dernier par le Kongra Star. A lire ici : https://womendefendrojava.net/wp-content/uploads/2022/02/MALA-JIN-FR.pdf

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