Ce texte nous a été envoyé à la suite de la publication de La rose d’Eddy.
J’ai longtemps fait mes courses au Delhaize de la chaussée de Forest (aujourd’hui Carrefour) et au fil des mois j’y ai sympathisé avec Eddy, un SDF convivial qui faisait régulièrement la manche là, devant l’entrée. Il m’arrivait aussi de le croiser sur le parvis (de St Gilles) et il m’abordait toujours avec un «Hé, là!» jovial et souriant.
Au début je lui donnais des sous, puis petit à petit ça a été de la bière.
Petit à petit aussi il s’est mis à me raconter sa vie, à m’en livrer des bribes.
J’avais même eu dans l’idée de l’interviewer pour un opus plus grand, et puis le jour prévu il a neigé et j’ai dû annuler.
Pour diverses raisons trop longues à expliquer ici, l’occasion ne s’est jamais représentée et Eddy sera parti sans m’avoir tout dit de sa vie. Je lui avais néanmoins offert le petit texte qui suit et il en était tout content, et peut-être même un peu fier aussi.
Depuis la rédaction de ce texte il s’était marié (avec une assistante sociale, chez qui il vivait), mais continuait de faire la manche! Chez elle, il cuisinait. Il m’avait récemment évoqué des problèmes de santé et je l’avais encouragé à se soigner, s’il le pouvait.
J’ai été triste d’apprendre son décès, mais pas foncièrement étonnée, même si je n’avais pas saisi la gravité de son état. Il était usé. Pourtant, il ne devait pas avoir beaucoup plus de cinquante ans, peut-être même moins.
Éternel repos à toi, Eddy dont je ne connaîtrai jamais le nom de famille… Un avis de décès bricolé et une rose jaune devant le Carrefour nous rappellent qu’un jour, tu as existé.
IL DIT
Il dit
Il dit qu’il est à la rue depuis longtemps déjà
Il dit qu’il a six enfants, qu’il ne voit pas
Il dit qu’ils sont de trois mères différentes
Il dit
Il dit qu’il a une mère à qui il n’a pas parlé depuis cinq ans (je crois)
Il dit qu’il avait un bon boulot, avant
Il dit que sa dernière femme l’a quitté et alors il a sombré
Il dit qu’il s’est mis à boire, y compris au boulot
Il dit qu’il a reçu un avertissement
Il dit qu’il en a reçu un deuxième
Il dit qu’il a reçu son C4
Il dit qu’il s’est retrouvé à la rue
Il dit qu’il a six enfants qu’il ne voit plus
Il dit qu’il a une mère à qui il n’a pas parlé depuis cinq ans (je crois)
Il dit que, dans Bruxelles, ses affaires sont réparties dans cinq endroits différents
Il dit j’ai une grande gueule mais un petit cœur
Il dit qu’après avoir logé chez un pensionné maintenant il tenait compagnie à une dame de 74 ans
Il dit je lui remplis son frigo, parfois
Il dit et parfois je lui tiens chaud au lit aussi
Il dit qu’il a mangé hier, oui, et qu’il préfère qu’on lui apporte une bière
Il dit j’ai une grande gueule mais un petit cœur
Il dit qu’il a une mère à qui il n’a pas parlé depuis cinq ans (je crois)
Il dit qu’il a six enfants de trois femmes différentes
Il dit qu’il est à la rue depuis longtemps déjà
Il dit
© Edith Soonckindt, Bruxelles 2012 (http://soonckindt.com)