Patron, une jupe !*

Pourquoi donc les hommes occidentaux ne portent-ils pas de jupes au quotidien ?

30 août 2018

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*l’auteure prend l’entière responsabilité de ce jeu de mots tout pourri.

Juillet 2018, cinéma en plein air à Liège : à quelques tables de la mienne, un homme en kilt regarde danser sur l’écran géant un homme en tutu et un autre en robe à fleurs dans « Pina » de Wim Wenders. Cette mise en abyme me renvoie à une question qui me turlupine depuis plusieurs semaines : pourquoi donc les hommes occidentaux ne portent-ils pas de jupes au quotidien ?

Capture d’écran du film « Pina », Wim Wenders (2011)

Je rentrais alors d’Écosse, où, hormis l’un ou l’autre joueur de cornemuse faisant la manche sous le regard amusé des touristes, je n’avais pas vu d’hommes en kilt. Ni étonnée, ni vraiment déçue, je demande aux hommes qui m’entourent pourquoi ils ne portent pas de jupes au quotidien. La question me semble d’autant plus pertinente qu’en cette période de canicule, et face à l’interdiction explicite de porter le short ou le bermuda au sein de certaines entreprises et institutions, de nombreux hommes – jeunes et moins jeunes – font de la résistance avec audace et créativité en empruntant des éléments d’uniforme à leurs camarades féminines. Ma rapide enquête (sans valeur scientifique aucune) fait ressortir deux grandes tendances : l’absence d’hommes en jupes dans les rues, et l’absence de jupes pour hommes dans les magasins expliqueraient, du moins en partie, les réticences. La poule et l’œuf, en gros. Pourtant, jupes, toges et tuniques furent pendant très longtemps un vêtement (aussi) masculin en Occident…

Une histoire de couilles

Pour aller plus loin dans mes recherches, je me rends à l’atelier de la costumière Marie Lovenberg. Bien qu’elle m’annonce d’entrée de jeu être plutôt experte en robes « pour les madames », elle m’apprend néanmoins que c’est au Moyen Âge que les hommes occidentaux ont commencé à se débarrasser des jupes et des robes pour mieux enfiler leur armure :

Ils avaient alors une tunique – donc une robe – parfois légèrement fendue, et en dessous, ils portaient des chausses, donc des collants. Petit à petit, la tunique est remontée pour la fonctionnalité, et ils se sont dit « Tiens, elle est courte, cette robe, on va mettre une petite culotte ! ». Quand ils ont commencé à porter des culottes bouffantes, ils avaient ce qu’on appelle la braguette, qui est une coquille à mettre sur le pénis pour le recouvrir, mais aussi pour l’amplifier. C’était aussi une époque où seuls les hommes montraient leurs jambes : ça faisait partie de la virilité et de la séduction. Les femmes étaient en jupe longue, et la jupe, c’est l’ouverture vers la sexualité : on prend les femmes quand on veut, où on veut, et elles n’ont pas porté de culotte jusqu’à il y a environ 150 ans, ou alors des culottes très fendues. D’ailleurs, on dit « Porter la culotte ». Elle rappelle par ailleurs que jusque dans les années 1930-40, les enfants jusqu’à 3 ans portaient des petites robes et des grosses culottes-langes, simplement parce que c’était plus facile pour les langer ou pour courir par terre

La mode est régie par des croyances, et on vit avec des choses qui traînent sans trop se poser de questions. Pourtant, les moines et les religieux continuent de porter la robe, les curés portent une soutane – parce que dans leur cas, la question de la virilité ne se pose pas – et dans les pays chauds, les hommes mettent encore des jupes longues.

Hakama de la collection Robinson, Hiatus

En effet, dans de nombreuses parties du monde, les hommes se vêtent toujours de jupes et d’habits comparables, comme la dhoti indienne, le kanga d’Afrique subsaharienne ou le sarong d’Asie du Sud-Est. Proches du paréo polynésien, initialement unisexe, ils consistent en une pièce de tissu rectangulaire à enrouler autour de la taille. La longue et ample djellaba reste quant à elle populaire dans les pays du Maghreb, tant auprès des hommes que des femmes, et il n’est pas rare d’en croiser sous nos latitudes.

Malgré tout, les hommes de nos contrées restent frileux – au propre comme au figuré – à l’idée de se mettre en jupe. Certains m’ont rapporté leur crainte des courants d’air, d’autres celle de compromettre leur virilité, et beaucoup m’ont confié leur malaise à l’idée de s’écarter des normes, une certaine peur du ridicule, des appréhensions de l’ordre du paraitre : « Ma morphologie ne me le permet pas », « Ma copine trouve ça moche », « Je ne trouve aucune jupe à mon goût », etc.

Les hommes seraient-ils donc aussi fragiles que les femmes dans leur représentation sociale ? Assurément.

Comment se fait-il alors que les femmes occidentales aient adopté le pantalon en masse ? Elles y furent d’abord autorisées pour la pratique de certains sports et métiers au tout début du 20e siècle, suite à quoi, des personnalités telles que Coco Chanel, Marlene Dietrich ou Katharine Hepburn en firent un symbole de provocation et d’émancipation. La démocratisation du pantalon pour les femmes s’est ensuite avérée nécessaire quand elles ont intégré les usines, la jupe étant gênante, voire dangereuse, dans les opérations sur machines-outils. Depuis, le pantalon pour toutes s’est imposé (même chez nos voisins français où la loi interdisant le « travestissement des femmes » n’a pourtant été officiellement abrogée qu’en 2012 !), et quand je demande pourquoi elles le préfèrent à la jupe ou à la robe, les femmes de mon entourage me parlent de confort, de facilité, d’un sentiment de sécurité aussi. D’ailleurs, même au paroxysme de la canicule, les femmes en short ou en leggings restaient plus nombreuses que celles en jupe ou en robe – parfois pour la simple raison que ces dernières sont fréquemment dépourvues de poches, mais aussi à cause du phénomène trop souvent passé sous silence des cuisses qui frottent (et contre lequel, soit dit en passant, les crèmes sportives anti-friction semblent être efficaces).

Kilt de la collection British’me, Hiatus

Du catwalk à la rue

Je porte très peu le kilt en dehors de chez moi et de contextes particuliers, même si j’aimerais pouvoir le faire plus, mais je n’ai pas envie de servir de bête de foire, me confie Antoine, un habitué du kilt. J’en porte parce que je trouve ça confortable et que ça a de la gueule, mais dès lors que les gens ne parviennent pas à s’en foutre, ça me pose problème. Selon lui, le regard de l’autre est beaucoup plus puissant que le pouvoir de la loi, qui n’interdit pourtant pas le port de la jupe aux hommes, et la véritable question est : dans la population masculine générale, combien voudraient porter la jupe et ne le font pas ? Pose la question au lecteur moyen du groupe Sudpresse et demande-lui s’il se sent gêné par le fait de ne pas pouvoir en porter, il s’en tape ! Le fait est qu’on a relativement peu d’influences culturelles venant d’autres parties du monde, malheureusement : on voit rarement à la télé un film africain, en entend rarement à la radio un musicien asiatique… D’une certaine manière, la société occidentale fonctionne en vase clos et aspire à nourrir le reste du monde de sa « luminosité ». Par conséquent, la perception de la féminité et de la virilité reste quelque chose de très sociétal et de subjectif : si un mec sur trois se baladait en kilt, personne n’en aurait rien à taper.

Et moi de me demander ce qu’attend la mode pour « masculiniser » la jupe. Et bien, elle le fait : depuis que Jean-Paul Gaultier la mit à l’honneur dans sa collection unisexe « Une garde-robe pour deux » en été 1985, les stylistes la remettent au goût du jour d’une fashion week à l’autre. Pourtant, bien que l’on ait pu voir des jupes masculines chez Kenzo, Ann Demeulemeester ou Alexander McQueen, ainsi que, très brièvement, chez Zara ou H&M, elles restent marginales, car peu convoitées, et donc peu commercialisées. À moins que ce ne soit l’inverse ? En effet, on les croise fréquemment dans différentes subcultures – metal, gothique, jeux de rôle… –, et certains stylistes se sont spécialisés dans leur conception, comme le font depuis 2008 Jennifer Marano et Jean-Guy Béal, co-fondateurs du label Hiatus, qui fabriquent à quatre mains 250 à 300 jupes et kilts par an dans leur atelier de Nîmes.

Au début nous faisions beaucoup de pédagogie (sur la virilité, le regard des autres), ce qui n’était pas très confortable en soi, car nous ne sommes pas psychologues, explique Jennifer Marano. De notre point de vue, la garde-robe masculine s’est extrêmement appauvrie en terme de matières et de coupes en Occident. Il y a 150 ans, les brocards, les dentelles, les matières satinées ou moirées, les effets de superposition étaient particulièrement soignés pour les vêtements masculins et n’étaient pas réservés aux femmes. En soi, c’est purement occidental de mettre un tel frein au vestiaire, et très franchement, c’est une barrière purement mentale et en aucun cas fonctionnelle ou utilitaire. Seule la médiatisation des collections des designers qui se lancent dans ce type d’approche fera tomber les préjugés. Montrer d’autres modes de vies de pays différents est aussi primordial, car beaucoup de gens oublient complètement qu’il existe d’autres coutumes en dehors de leurs frontières géographiques.

En dix ans, les jupes Hiatus ont séduit un peu plus de 600 clients dans le monde, en particulier dans les pays francophones, anglophones et germanophones. Cela peut sembler une goutte d’eau dans un océan gangréné par la fast fashion, mais cela veut dire aussi que petit à petit, la jupe masculine (re)trouve et fidélise son public.

Quant à moi, je n’ai jamais revu l’homme en kilt du cinéma en plein air.

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