Analyse

Un bilan (et quelques perspectives) de l'asbl D'une Certaine Gaieté.

2021, « Drone d’ambiance »

Durant toute cette année 2021, nous avons tenté de construire, pratiquement et discursivement, une position critique adaptée à la vie en Pandémie. Nous avons cherché à reconstruire notre capacité d’action et d’intervention afin d’exprimer avec clarté notre refus des dispositifs de gestion de crise qui nous sont imposés de manière centralisée et autoritaire.

Illustration:Joanna Gallo Losciuto

30 août 2022

Bienvenu en Pandémie

En janvier 2021, la philosophe française Barbara Stiegler formule l’hypothèse selon laquelle nous assistons à l’émergence d’un nouveau continent mental sur lequel nous avons, en quelque sorte, été déplacé∙e∙s. (1)De la démocratie en Pandémie. Santé, recherche, éducation, Barbara Stiegler, Gallimard, coll. Tracts, Paris, janvier 2021. Nous vivons désormais « en Pandémie », avec un P majuscule. Un régime de semi confinement est instauré depuis plusieurs mois : couvre-feu, secteurs non essentiels fermés, pass sanitaire pour entrer ou sortir du territoire national, interdiction de se réunir ou de se rassembler.

Rares sont à ce moment-là, les voix qui tentent de contester publiquement la légitimité de ce qui s’impose, de manière assez simple finalement, au nom d’une urgence qui dure alors depuis plus de 10 mois. Fin 2020 à Liège, les manifestant∙e∙s réuni∙e∙s au sein des Cortèges de Braises (2) « plusieurs manifestations nocturnes ont affirmé une volonté de résister aux mesures répressives, présentées par l’État comme des mesures sanitaires. Le couvre-feu était notamment ciblé, comme symbole d’une politique autoritaire empêchant la construction de solidarités autonomes face au virus » voir sur https://acta.zone/corteges-de-braise-resistances-au-couvre-feu-a-liege/ ont tenté de critiquer la pertinence et l’efficacité de mesures qui ignorent les besoins et spécificités des publics les plus fragiles. Les autorités politiques, juridiques et policières réprimèrent durement leurs velléités. L’une des principales caractéristiques de la vie politique en Pandémie, toujours selon Barbara Stiegler, c’est qu’il ne saurait y être question de critiquer les mesures prises au nom de l’urgence (sanitaire). Dans pareille situation d’urgence, il est parfaitement dans l’ordre des choses que les gouvernements promulguent des oukases pour décréter que des activités culturelles et d’Éducation permanente sont « non essentielles » : il est même essentiel qu’elles n’aient plus lieu !

Cortège de braises, source: https://www.facebook.com/LesDodosmedia/

En Pandémie, la Chine réussit à s’imposer comme le modèle à suivre, logistiquement et même politiquement. Mais nous ne sommes pas pour autant en Chine puisqu’on peut toujours se plaindre des décisions gouvernementales sur Facebook ou sur Twitter. Ces plateformes consacrent plus que jamais le règne d’une parole abstraite et inefficace située dans le cloud, c’est à dire nulle part. Pourquoi recourir à la censure quand on parvient à placer au centre du jeu médiatique des dispositifs qui permettent de faire parler pour ne parvenir à rien dire ?

Voici la situation telle qu’on peut la décrire en janvier 2021. Et elle nous déprima au plus haut point. Nous nous sentions coincés et incapables de la modifier. En tant qu’association, nous ne pouvions nous résoudre à vivre sereinement dans un tel contexte et encore moins à participer à imposer pareil état de fait en acceptant de mettre entre parenthèses notre travail de production d’analyse critique. Il ne nous était pas possible de brader les exigences démocratiques les plus fondamentales, qui plus est, par temps de crise. Cela équivaudrait à penser que la démocratie est un chouette système politique valable pour prendre des décisions tant qu’il n’y a pas de problèmes…

Durant toute cette année 2021, nous avons tenté de construire, pratiquement et discursivement, une position critique adaptée à la vie en Pandémie. Nous avons cherché à reconstruire notre capacité d’action et d’intervention afin d’exprimer avec clarté notre refus des dispositifs de gestion de crise qui nous sont imposés de manière centralisée et autoritaire. Nous avons, également, expérimenté notre capacité à élaborer, avec d’autres, des protocoles nous permettant de prendre soin de nous parce que le problème sanitaire est bien réel. Toute la difficulté de ce plan d’action consistait dans le fait qu’il s’agissait de le réaliser alors qu’autour de nous, les évènements avaient une étrange tendance à se précipiter un peu. C’est aussi ce qui lui conférait un intérêt certain.

Dans les lignes suivantes, nous souhaitons montrer à partir de trois évènements pivots comment nous avons voulu développer des actions et à articuler une pensée nous permettant de faire face à une série de faits et de situations inouïes, problématiques et inquiétantes.


13 mars 2021, Place Saint-Lambert


Ce 20 février 2021, alors que nous sortions d’une longue léthargie hivernale, après la mise en place du semi-confinement à durée indéterminée décrété mi-octobre, de nombreux collectifs, associations et groupes répondent à l’appel de Still Standing for Culture à « faire culture, de là où nous sommes, chacun∙e∙ avec nos moyens et nos spécificités » (3)Solidarité Culture Liège se définit comme « un groupe ouvert constitué d’acteurs du tissu culturel et associatif liégeois. Ces acteurs∙trices se rencontrent, communiquent et réfléchissent afin d’arriver à des revendications et actions collectives à destination des citoyens∙nes et des politiques. Solidarité Culture Liège prend ses décisions par consentement ». La solidarité avec
les plus précaires et la considération restent les fondamentaux de ce mouvement ancré sur les territoires de la Ville et la Province de Liège.
. De nombreuse personnes sortent eux aussi massivement et joyeusement. Pour compléter cet improbable alignement des planètes, une météo printanière supporte l’initiative. Un magnifique carnaval anime la ville de Liège. Nous apportons notre pierre à l’édifice depuis le quartier Saint-Léonard où nous organisons, en partenariat avec d’autres, un plateau radio en live depuis la librairie de quartier La Grande Ourse.

Les jours suivants, nous nous rendons compte que ce n’est pas tant notre perception de la situation qui a changé, que notre conviction de pouvoir prendre publiquement la parole et de s’opposer collectivement aux mesures (que nous trouvons déjà inadéquates, injustes et inefficaces depuis bien longtemps). Nous nous rendons compte également que malgré l’existence d’initiatives telles que Solidarité Culture Liège, la longue période de confinement des secteurs déterminés comme non essentiels, nous a littéralement amputé∙e∙s de notre capacité de penser ce qui nous arrive – dans la mesure où celle-ci est fondamentalement collective et que nos expériences personnelles peuvent maintenant en attester, les réunions en zoom, ça produit essentiellement de la dépression, pas du collectif et encore moins de l’intelligence .

Réunion en distanciel de l’équipe D’une Certaine Gaieté

Nous comprenons rapidement que si notre équipe a une petite idée de ce qui s’était passé ce 20 février, nous n’avons finalement aucune notion précise de ce qu’en pensent nos partenaires et au-delà, les gens dans la rue. Nous avons, au mieux, une vague conception de comment ielles ont vécu ces derniers mois, ce qu’ielles en pensent. Or, si nous voulions sortir de l’impasse que signifie pour nous, vivre en Pandémie, il nous fallait impérativement composer avec les autres. Et, nous en avions l’intime conviction, nous ne pourrions pas toujours espérer que tous les paramètres s’alignent comme cela avait été le cas le 20 février. La réalité est bien plus souvent faite de divergences, de tensions, d’incompréhensions et il fait rarement plus de 20 degrés à la mi-février (enfin jusqu’à présent…).

Nous lançons, sauvagement, une enquête. En envoyant d’abord un mail à une série de personnes gravitant dans nos réseaux. Le temps presse, on pourra toujours affiner les outils en avançant. Ce qui importait, c’était de prendre la vague, ne pas rester immobiles, alors qu’un mouvement a réussi à s’enclencher. Après avoir reprécisé le protocole de recherche, nous réalisons quelques interviews avant le 13 mars, date symbolique, 1er anniversaire de l’annonce du 1er confinement, choisie par Still Standing for Culture pour lancer un nouvel appel à l’action.

Le samedi 13 mars arrive et nous n’avons pas encore suffisamment compris la situation pour prétendre y intervenir avec une maîtrise complète. Ce que nous proposons en réponse au 4è appel de Still Standing for Culture ne encontre pas beaucoup de succès. Qu’importe, ce jour-là, nous sommes présent∙e∙s sur le terrain, avec d’autres, pour saisir ce qui s’y passe et commencer à comprendre ce que ça peut vouloir dire. Cet après-midi, plusieurs cortèges traversent la ville, des rassemblements ont lieu sur des places ou devant des bistrots. Dans un 1er temps, ça ressemble au même carnaval que celui auquel nous avions participé quelques semaines plus tôt…

La place Saint-Lambert avait un peu des airs de salon de la contestation. Horeca, secteur de l’évènementiel, culture, tous s’y sont donné rendez-vous. Une manifestation Black Lives Matter s’y déroule également. Quelques jours plus tôt, au même endroit, une membre de la communauté africaine subissait une interpellation policière pour le moins musclée. La tension qui est souvent palpable sur cette place atteint, depuis l’entrée « en Pandémie », un comble. Ce samedi-là, elle va exploser. Les forces de l’ordre qui saturent l’espace métropolitain depuis des mois sont littéralement chassées de l’hypercentre par une déflagration de colère qu’expriment des bandes de jeunes descendues au centre de la ville (et de l’attention).

Comme plusieurs centaines de personnes, on assiste aux évènements avec plusieurs proches, on discute et on essaye de comprendre le sens de ce qui était en train de se passer. Ces discussions nourrissent une analyse écrite par un auteur habitué de notre site entonnoir.org. On peut y lire que nous aurons des choix à faire et que nous devrons bientôt décider avec qui nous allier pour construire la sortie du régime de semi-confinement :

Il faut produire une histoire qui nous libère en même temps du racisme et des mesures sanitaires dont nous ne sommes qu’une variable d’ajustement. L’une ne viendra pas sans l’autre. Cultiver l’impuissance dans laquelle nous enferme notre manque de réaction face au racisme ne peut nous être utile que si nous voulons continuer à espérer un retour au Business as usual après un an de pandémie.

Tremblement de terre à Liège, Place Saint-Lambert, Samedi 13 Mars 2021, vers 15h, Marc Monaco

Nous en sommes alors convaincu∙e∙s, le déconfinement va bien avoir lieu mais il sera l’objet d’une réorganisation durable de la métropole. S’y imposera un régime de contrôle intensifié. Ainsi au nom d’une sacrosainte et donc indiscutable sécurité sanitaire, on nous expliquera bientôt qu’il est nécessaire de scanner un QR code pour accéder aux espaces de sociabilité privés et même associatifs. De toute évidence, les groupes sociaux déjà tenus à l’écart de l’espace métropolitain central et fortement contrôlés dans les zones périphériques, feront, une fois encore, les frais de cet ordre qui ne se renouvelle que pour garantir sa continuité. Nous n’étions guère partants pour participer, de quelques manières que ce soit, à ce projet politique là. Pour nous, la question consistait à comprendre, pratiquement, avec qui s’allier pour que le monde de demain ne ressemble pas trop à un épisode d’une série dystopique produite par Netflix…

La question des recompositions d’alliance en Pandémie est aussi importante que complexe. Dès le mois de mars 2020, des habitant∙e∙s réinventent l’action sociale face au sans-abrisme presque sur un coup de tête ; des militant∙e∙s antifa et des squatteurs∙euses s’allient avec des patrons de bistrot qui votent MR pour organiser des manifs interdites, des organisateur∙trices de free party appellent à tendre la main à la police pour provoquer dans ses rangs un élan de désertion… Si certaines alliances de circonstances sont étranges, presque cocasses et souvent imprévisibles, on pouvait, par contre, aisément prévoir certains des effets (pervers) qu’elles risquent de produire et comprendre, par là même, qu’elles ne s’effectuent qu’au détriment d’autres recompositions possibles.

La journée du 1er mai approchait désormais à grands pas. Un large front s’est constitué pour la transformer en une sorte de grande révolution des terrasses. La réouverture du secteur Horeca semble s’imposer, symboliquement, comme la mère de toutes les revendications. Or pour légitime qu’elle soit, il nous semblait important de rappeler que la question de l’accessibilité à l’espace public est sérieuse, complexe et qu’elle n’est pas soluble dans la réouverture des bistrots.

Nous lançons donc, avec plusieurs partenaires réunis autour de la Cafétéria Collective Kali, un Appel pour un 1er mai solidaire :

Nous sommes dans l’ère des pandémies et des basculements écologiques. Aucun ministre, groupe d’experts ou influenceur ne nous sortira de ce nouveau cycle. Mais rien n’est joué, tout commence et dépendra de notre capacité à organiser la solidarité. […] Nous voulons reconquérir des espaces où déployer une véritable vie sociale et culturelle. Tout peut changer, à condition de repenser nos luttes non seulement sur la base de notre position dans l’économie, mais également sur la base de nos conditions de vie territoriales.

Appel pour un 1er mai solidaire

Nous ne souhaitions pas nier la dangerosité de la Covid19 mais nous ne voulions pas, pour autant, accepter les mesures élaborées en réunion de CODECO sur les conseils d’experts qui étudient le monde à partir de projections réalisées en laboratoire. Ces mesures sont ensuite appliquées, avec autorité, en toute ignorance des conséquences désastreuses qu’elles impliquent pour certains publics. Nos existences ne sont pas calculables, mesurables, modélisables, excellisables. Pourtant, il fallait bien que nous les adaptions à la vie à l’ère des pandémies. Et cette tâche, ce sont les usager∙e∙s (de la santé, de l’espace public, des lieux de socialisations associatifs) qui étaient les plus à même de la réaliser en produisant la multitude de protocoles qui rendra nos existences possibles tout en nous garantissant une réduction des risques efficaces.

1er Mai 2020, Esplanade Saint-Léonard

Le 1er mai 2022, sur l’esplanade Saint-Léonard, avec tous celles et ceux qui ont répondu et fait écho à l’appel lancé, un « Grand banquet solidaire » est organisé. Une reprise de l’espace public par un collectif d’usager∙e∙s qui le rend sûr, inclusif et gratuit. Il ne s’agissait nullement pour nous d’en appeler à la levée des mesures sanitaires mais d’affirmer que se donner les moyens de vivre dans un milieu à risque, cela implique d’informer, de former, de soutenir et de diffuser du savoir qui naît dans les multiples formes d’existences (humaines mais pas que). Et on n’y arrive jamais en les réduisant à des taux d’incidence.


14 juillet, La Brouck (Trooz) 


Le ciel est bouché, il pleut depuis hier de manière ininterrompue et il pleuvra encore pendant des dizaines d’heures. Dans les vallées ardennaises, l’eau monte inexorablement. Les mois de mai et de juin ont déjà bien gorgé d’eau les sols enfin, ceux qui n’avaient pas été préalablement bétonnés. Les rivières vont bientôt déborder, couper les ponts, emporter des voitures par milliers et des corps par dizaines, détruire les infrastructures, les machines et les maisons. Innombrables sont celles et ceux qui sont contraints à se réfugier aux étages de leur habitation et, parfois, sur leur toit. Attendant, pendant presque 2 jours, des secours qui, souvent, n’arriveront jamais. En tant qu’association basée à Liège, où la Vesdre se jette dans l’Ourthe avant que celle-ci ne fasse de même dans la Meuse, un peu plus loin ; il nous est impossible de ne pas être profondément marquée par cet évènement.

Tout d’abord et assez simplement, parce qu’autour de nous, nombreux∙e∙s sont celles et ceux qui font l’expérience brutale de cette catastrophe vivant des heures d’angoisse dans le fracas des flots déchaînés pour découvrir ensuite, que leur maison est inhabitable, que ce qu’ielles y avaient entreposé avaient perdu tout usage. L’une de nos membres reste coincée, avec son compagnon, sa fille, son chat et son chien, au 1er étage de son habitation dans le quartier de la Brouck à Trooz. Des dizaines de milliers de personnes vivent une situation similaire.

Dans les jours qui suivent la décrue, un paysage dévasté apparaît : de Pepinster à Bomal, ça pue le mazout et le désespoir. Nous passons plusieurs jours à la Brouck, pour aider à nettoyer et à sauver ce qui pouvait encore l’être dans la maison de notre consœur. Nous constatons qu’une communauté parvient à mobiliser des capacités d’auto-organisation considérables lorsqu’elle doit faire face à une pareille situation d’urgence.

Au même moment, nous sommes aussi à Herstal où nous organisons, avec l’artiste Werner Moron et d’autres partenaires, ce que nous avons nommé « les Grandes Vacances ». La proposition est d’investir, le temps de la période estivale, l’espace que constitue cette sculpture de biotope qu’est le musée de l’Éphémère. Pour y goûter les joies les plus simples et fondamentales de l’existence en collectivité : discuter dans des transats, regarder pousser les mauvaises herbes, écouter de la musique, observer les grenouilles sous la pluie, faire un barbecue.

La Chandelours, Musée de l’Éphémère. Photo de Roberta Sucato

Nous nous retrouvons confrontés aux inondations en région liégeoise au moment même où nous nous familiarisons avec le travail artistique de Werner Moron. Il cherche à recomposer des espaces de vies potentielles, multiples et fragiles en travaillant avec les roses trémières, les graminées, les gravats et les libellules, sans tenter de faire table rase des conditions qui ont été laissées par le passé (à Herstal comme dans la vallée de la Vesdre, par exemple, celui-ci est fortement industriel). Cela nous pousse à rêver de possibles reconstructions de mondes ravagés, de favelas heureuses, de cabanon de gilets jaunes comme perspective de redéploiement…

Au mois de septembre, à la Cafétéria Collective Kali, des habitant∙e∙s des vallées racontent leurs expériences ; ça discute de ce qu’il faudrait faire pour envisager un futur dans un milieu aussi dévasté que celui des zones post inondations. Un architecte, qui a donné des coups de main pendant tout l’été à celles et ceux qui avaient besoin de ses compétences, nous explique combien lorsqu’un évènement pareil advient, les savoirs préexistants sont dépassés, inopérants et sans utilités. Il nous explique combien il est important de s’en rendre compte, pour l’accepter et commencer la reconstruction de nouveaux savoirs, situés à même l’expérience qu’on est en train de faire. Dans l’assistance, un gars qui vient de perdre son habitation légère dans un camping à Esneux, s’exclame : « mais ça, c’est le travail de l’Éducation permanente ! ». Peut-on sincèrement espérer jamais entendre définition plus belle et puissante de ce que pourrait être notre travail si on comprenait qu’il revêt un caractère essentiel ? Nous ruminons cette intervention pendant quelques semaines. Un opérateur∙trice culturel et d’Éducation permanente a sans doute un rôle à jouer dans une vallée en pleine reconstruction après avoir été ravagée par des crues. Mais, au-delà du slogan qui claque, en quoi cela peut-il bien consister ? Comment intervenir ? Avec quel objectif ? Quelle stratégie ?

Cet été 2021, où nous appréhendons le potentiel et la beauté d’une entreprise de recomposition telle que le musée de l’Éphémère, renforce notre conviction que, pour faire face aux désastres écologiques et aux catastrophes en tout genre (dont le Covid19 et les crues de 2021 pourraient n’être qu’un avant-goût), un travail poétique et esthétique s’impose. Cette conviction nous l’avions déjà acquise en travaillant sur les possibles mutations de la vallée de la Meuse avec l’équipage de la Croisière Toxique. C’est celle qu’exprime parfaitement l’un de ses membres, Alexis Zimmer, lorsqu’il écrit : « Nous avons moins besoin de solutions ou d’innovations techniques que de pratiques et de sensibilités nouvelles, ainsi que de collectifs susceptibles de les inventer et de les nourrir »(4)Brouillards Toxique. Vallée de la Meuse, 1930, contre-enquête, Alexis Zimmer, editions Zones Sensibles, 2016, p. 224.

C’était décidé, nous en étions convaincues, il nous fallait intervenir à la Brouck. Nous avions besoin d’un mode d’action qui nous permette de partir de la situation et de l’ensemble des données qu’elle comporte pour produire sans prétendre que de grands travaux impliquant de faire table rase soient nécessaires. Il nous faut imposer la légitimité d’objectifs simples : produire de la joie, du désir et du beau sans tirer de plans sur la comète. Durant l’été 2022, nous passerons donc les Grandes Vacances à la Brouck. Sur la place qui se trouve au milieu de cette ancienne cité ouvrière, nous allons installer des transats et un cabanon pour y tenir un bar. On va y jouer à la belote, à la pétanque et y faire des barbecues. Comme au camping. On va y provoquer des discussions sur ce qui est beau et ce qui est moche, sur ce qui est bon et ce qui participe de goûts de chiotte. « La cohérence suivra », nous en sommes certain∙e∙s.


06 décembre, Musée Curtius 

Il nous en aura fallu du temps pour sortir nos capacités d’analyses de la torpeur où le second confinement les avait violemment plongées ; pour oser prendre la parole, nous mêler de ce qui ne nous regardait pas si on en croit les experts ou Sacha Daout ; nous redonner confiance dans la puissance d’auto-organisation qui nous permet de prendre soin les uns des autres. Il nous en aura fallu du temps pour se sortir de l’alternative infernale « ou bien Franck Vandenbrouck ou bien Donald Trump », perpétuellement entretenue par les réseaux sociaux ; et, il faut le reconnaître, par un système médiatique qui n’est jamais parvenu à se hisser à la hauteur de l’évènement Covid19 préférant lancer une croisade contre le « complotisme ».  

Le documentaire « Ceci n’est pas un complot », de Bernard Crutzen, nous avait alors donné l’impression de pouvoir susciter du débat autour de la question du traitement médiatique des politiques de gestion de crise en Pandémie. Sur l’Entonnoir, nous avons essayé, pragmatiquement, de saisir l’opportunité en publiant deux textes qui explorent des pistes critiques ouvertes par ce film au-delà de ses imperfections et limites. Le débat n’aura finalement pas lieu. Pourtant « Changer de film (5)Changer de film, Joel Napolillo, https://www.entonnoir.org/2021/04/02/changer-de-film/ » est une urgence, nous en sommes convaincus. Dans le cadre de Solidarité Culture Liège, dès le mois d’avril, nous avons investi les places liégeoises afin de « réintroduire la rencontre, la réflexion et l’échange dans l’espace public ». Enfin, bref, on ne peut pas dire qu’on n’a pas tenté de faire entendre une voix réclamant moins de technocratie, de verticalité, d’autorité et plus d’implication, de démocratie (simplement). Et nous n’avons jamais eu l’impression que cette parole soit entendue.

Au contraire, tout l’été, nous avons assisté, avec stupeur et avec une pointe de fascination, à l’émergence d’un débat sur le Pass Sanitaire. En Belgique ça s’appellera le Covid Safe Ticket. La notion de ticket apparaît parce que le but recherché est de sécuriser les grands évènements ce qui permettrait d’organiser les festivals, comme Tomorowland, que nos élites politiques affectionnent particulièrement. Le 1e ministre, Alexander De Croo, nous certifiera à plusieurs reprises qu’en Belgique, nous n’avons pas besoin de mesures aussi liberticides et qu’il ne veut pas d’une société où tout le monde contrôle toute le monde tout le temps comme on l’avait vu dans le reportage « Chine : le monde d’après » diffusé sur ARTE au printemps 2020 (6) le reportage est encore visible ici : https://www.arte.tv/fr/videos/097011-000-A/chine-le-monde-d-apres/ Lors de sa 1ère diffusion, il avait suscité pas mal de réactions. On jugeait souvent qu’il était totale
ment inconcevable de devoir montrer un pass (sous forme de QRCode à scanner) à l’entrée d’un parc. 18 mois plus tard, il fallait un CST pour entrer sur le Marché de Noel
. On se doute bien que, une grande partie de l’Europe succombant à la sécurité du code-barres, il finira bien par changer d’avis dès que le taux d’incidence remontera…

Nous n’avons donc guère été pris∙e∙s au dépourvu quand, logiquement, après qu’il ait été démontré pendant l’été que du public était prêt à se faire contrôler pour accéder à du contenu culturel en présentiel, il a finalement été annoncé, début de l’automne, que le prix à payer pour ne plus devoir reconfiner les secteurs non essentiels était de les rendre safe en y appliquant le Covid Safe Ticket. Nous contribuerons, rapidement avec une longue liste d’acteurs et actrices du monde culturel Liégeois, à écrire un communiqué (supplémentaire) pour exprimer tout ce qu’il y avait de problématique, pour nous, d’être ainsi pris en otage et forcés de coopérer à l’intégration d’une sérieuse mise à jour de la société de contrôle. C’est l’occasion de faire des contre-propositions concrètes et de proposer nos services afin de participer à la mise en œuvre de dispositifs adaptés. Un communiqué est envoyé à l’ensemble des contacts presse des signataires. Il restera lettre morte. Le CST s’imposera comme seul chemin possible pour le retour à la vie sociale et culturelle. Ce débat, comme tous les autres en Pandémie, naît clos. Il n’a vraiment été question de l’application de cette mesure qu’après qu’elle ait été jugée nécessaire sous la pression d’un contexte sanitaire tendu.

La démocratie est apparemment un problème entièrement soluble dans la pédagogie. Bien sûr, ce n’est guère innovant comme principe de gouvernement mais ça s’appliquera désormais avec une intensité inouïe. Et ça commence à devenir pesant d’autant qu’on a l’impression d’être pris au piège : ou bien nous réinventons notre métier (selon l’expression consacrée) pour devenir agent de sécurité à temps partiel ou bien nous n’entretenons plus aucun contact en présentiel avec nos publics. Après de longs mois de confinement, l’alternative devient particulièrement infernale…

En novembre, lors de notre Nuit de la Poésie annuelle au musée de l’Éphémère à Herstal, nous avons décidé de tenir compte du contexte sanitaire mais pas de l’obligation de s’y adapter en appliquant le CST. Nous avons incité le public à utiliser les auto-tests mis gratuitement à leur disposition. Évidemment, ce dispositif n’est pas fiable à 100% mais il n’est sans doute pas moins efficace que le CST et, surtout, il participe d’une politique de réduction des risques qui respecte le secret médical ainsi que les choix et le consentement des patients.

Nous arrivons finalement à la fin de cette année. Nous sommes le 6 décembre, c’est la Saint-Nicolas, et comme chaque année, nous devons tenir un stand aux Fugueurs du Livre, le salon de la microédition organisé par nos confrères et sœurs du Comptoir du Livre. Seulement, voilà, dans la semaine, nous avons reçu un mail pour faire le point sur quelques questions techniques : heures d’arrivées, de départs, conditions d’installations… Et un petit rappel très tendance automne hiver 2021 : pour entrer au Musée Curtius (appartenant à la Ville de Liège), le CST est nécessaire. Il sera donc demandé aux publics du salon mais aussi aux exposant∙e∙s. Et cela, nous semble-t-il, sans réelle base légale puisque selon la note de synthèse qui nous a été transmise par le FESEFA, il est clairement stipulé que : « Il faut distinguer la présence d’un∙e travailleur∙se à un événement de masse en tant que participant∙e ou en tant que visiteur∙se. ».  Les participant∙e∙s ne doivent pas présenter le CST mais peuvent être soumises aux autres mesures individuelles de protection adaptées.

C’en est trop ! … notre équipe décide de lancer une grève totale et illimitée de l’application de tout dispositif de contrôle de type CST. Deux communiqués sont écrits, dans lesquels on peut lire :

Il ne fait actuellement plus aucun doute qu’imposer un dispositif de contrôle des populations tel que le Covid Safe Ticket ne sert à rien mis à part à imposer un dispositif de contrôle tel que le Covid Safe Ticket au nom d’une urgence sanitaire (par ailleurs bien réelle). À force de tourner en rond dans ce mauvais scénario depuis presque 2 ans, on a eu le temps de bien comprendre comment ça marche : faire surveiller les parcs par des drones, ça sert à pouvoir faire surveiller des espaces publics par des drones ; imposer un couvre-feu, ça sert à pouvoir imposer un couvre-feu ; menacer les soignant.e.s non vacciné.e.s de licenciement, ça sert à pouvoir licencier des soignant.e.s et ainsi de suite…

Ces communiqués sont disponibles sur l’Entonnoir : https://www.entonnoir.org/2021/12/01/communique-des-travailleur-euse-s-de-dune-certaine-gaiete/ et https://www.entonnoir.org/2021/12/14/communique-des-travailleur%c2%b7euse%c2% b7s-de-dune-certaine-gaiete-n2/

En Pandémie, LA vérité est conçue comme univoque. Elle peut se découvrir via l’analyse statistique des données et s’imposer ainsi à toutes et tous. La population est une équipe de 11 millions et la seule question politique encore pertinente consiste à savoir comment on va lui faire appliquer la tactique qui a été élaborée par LA science. Que pouvions-nous encore faire de cohérent, si on est une association qui œuvre aux frontières de la culture et de l’éducation permanente, à part se mettre en grève ?


Grandes Vacances et Enquêtes Sauvages


Nous commencions l’année en sortant d’une hibernation forcée pour ensuite retrouver nos capacités d’actions et d’analyses critiques. Nous la finissions en décrétant une grève au finish. Et c’est peut-être bien le point d’aboutissement logique d’une année de recherche et d’investigations ainsi que l’ouverture de perspectives ambitieuses. Barbara Stiegler nous apprend que la grève peut se concevoir comme un espace-temps qui « se déclenche quand nos organisations, nos raisonnements et nos procédures sont devenus trop vieux pour ce qui nous arrive, parce qu’elle arrive quand nos concepts ne conviennent plus à nos affects, elle [la grève] suppose le déblocage de l’imaginaire et la production buissonnière d’images jamais vue »(7)De la démocratie en Pandémie. Santé, recherche, éducation, Barbara Stiegler, Gallimard, coll. Tracts, Paris, janvier 2021. .

En 2021, nous avons fait l’expérience de la vie en Pandémie et, contrairement à ce qu’insinue un des éléments narratifs désormais classiques de la gestion de crise dans ce territoire mental, il n’y avait aucune lumière au bout du tunnel. Non seulement les mesures qui ont été prises et imposées pour faire face au Covid19 ont définitivement changé le contexte politique et continueront de hanter les débats pendant longtemps mais, de plus, la concomitance d’un problème sanitaire aigu et d’un désastre écologique dans les vallées près de Liège nous le rappelle : des catastrophes, on dirait bien qu’on va en vivre à répétition.

Dans un texte publié sur l’Entonnoir avant le début de la crise du Covid , François Thoreau et Benedikt Zitouni critiquaient cette prétention à vouloir faire face aux catastrophes en gouvernant les populations par « projections, modèles, courbes, camemberts » ; cette obsession, qu’on a pu parfaitement voir à l’œuvre grâce au GEMS et au CODECO, à vouloir transformer le débat politique « en une entreprise de monitoring bio-géophysique ». François et Benedikt nous proposent, à l’opposé, de trouver les moyens de rester du côté de « ceux et celles qui s’attachent, depuis des années, à suivre le patient, délicat, laborieux travail de sédimentation que doivent sans cesse produire les collectifs en lutte et tous les gens en quête de dignité, sous peine de disparaître. » Leur programme de recherche se déplie sous une question, obsédante et entêtée : « Comment ne pas succomber et comment créer une différence, fût-elle minime, pour autant qu’elle tienne et déroute le cours probable mais non déterminé des choses ? » (8) https://www.entonnoir.org/2018/12/13/contre-leffondrement/ .

Comment crée-t-on de la différence, dans une situation donnée, aussi catastrophique soit-elle, pour pouvoir avoir prise sur elle et la transformer ? C’est la question qui nous importe. Pour y répondre, il nous faudra concevoir des espace-temps adaptés à ce type d’attention, adaptés au particulier, au minoritaire, aux usages dans leur diversité, aux morceaux d’expériences et à leur récit.

Notes

Notes
1 De la démocratie en Pandémie. Santé, recherche, éducation, Barbara Stiegler, Gallimard, coll. Tracts, Paris, janvier 2021.
2 « plusieurs manifestations nocturnes ont affirmé une volonté de résister aux mesures répressives, présentées par l’État comme des mesures sanitaires. Le couvre-feu était notamment ciblé, comme symbole d’une politique autoritaire empêchant la construction de solidarités autonomes face au virus » voir sur https://acta.zone/corteges-de-braise-resistances-au-couvre-feu-a-liege/
3 Solidarité Culture Liège se définit comme « un groupe ouvert constitué d’acteurs du tissu culturel et associatif liégeois. Ces acteurs∙trices se rencontrent, communiquent et réfléchissent afin d’arriver à des revendications et actions collectives à destination des citoyens∙nes et des politiques. Solidarité Culture Liège prend ses décisions par consentement ». La solidarité avec
les plus précaires et la considération restent les fondamentaux de ce mouvement ancré sur les territoires de la Ville et la Province de Liège.
4 Brouillards Toxique. Vallée de la Meuse, 1930, contre-enquête, Alexis Zimmer, editions Zones Sensibles, 2016, p. 224
5 Changer de film, Joel Napolillo, https://www.entonnoir.org/2021/04/02/changer-de-film/
6 le reportage est encore visible ici : https://www.arte.tv/fr/videos/097011-000-A/chine-le-monde-d-apres/ Lors de sa 1ère diffusion, il avait suscité pas mal de réactions. On jugeait souvent qu’il était totale
ment inconcevable de devoir montrer un pass (sous forme de QRCode à scanner) à l’entrée d’un parc. 18 mois plus tard, il fallait un CST pour entrer sur le Marché de Noel
7 De la démocratie en Pandémie. Santé, recherche, éducation, Barbara Stiegler, Gallimard, coll. Tracts, Paris, janvier 2021.
8 https://www.entonnoir.org/2018/12/13/contre-leffondrement/

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